12 novembre 1794, le club des Jacobins de Paris est fermé, un rempart démocratique vient de tomber

12 novembre 1794, le club des Jacobins de Paris est fermé, un rempart démocratique vient de tomber

Que ne dit-on sur les Jacobins ? Tout le monde connait leur nom, tout le monde croit savoir qui ils furent. Nombre d’intellectuels médiatiques, de responsables politiques ou de journalistes n’ont de cesse de définir le système administratif et politique dans lequel nous vivons comme prétendument jacobin, or, rien n’est plus faux ! Pourtant, les Jacobins ont bel et bien figuré parmi les architectes du républicanisme français. Ils n’ont jamais été cependant ni un bloc homogène, ni même les partisans de la « centralisation », bien au contraire… De surcroît, le « jacobinisme » est une notion vague, inexistante durant la Révolution française, que nombre d’historiens et de chercheurs, dont je suis, relativise. Pour savoir qui furent les Jacobins et comprendre les subtilités de leur philosophie politique, si nécessaire aujourd’hui, leurs contradictions importantes, il faut se plonger au cœur du bouleversement majeur de la fin du XVIIIème siècle et tenter de le saisir.

Alors que les États-Généraux du Royaume se sont ouverts au printemps 1789, un groupe de députés de ce que l’on appelle le « parti national », ou « patriote », se montre particulièrement avancé dans ses revendications et ses propositions. Ils forment le Club breton, en référence à la province d’où ils sont originaires. Leur dynamisme et leur désir de réforme est tel que bientôt, le club breton agrège autour de lui nombre de députés patriotes, des plus modérés – Barnave, Mounier, du Dauphiné, Mirabeau, de Provence, … – aux plus prononcés – Robespierre, d’Arras, Pétion, de Chartres, … Initialement, le club est donc composé de députés, pour l’essentiel du Tiers-État, et permet à ses membres de s’organiser avant les séances. Le mouvement populaire prend la main à l’été 1789 – de la prise de la Bastille à la « Grande Peur » – et c’est lui qui pousse les élus de la jeune Assemblée Nationale, la Constituante, à proclamer l’abolition des privilèges le 4 août 1789 – et le rachat des droits féodaux, se reporter au discours du député Le Guen De Kerangal – ainsi que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen le 26 août. Cependant, les avancées timides d’une part et les réticences, déjà, du roi – les veto de fait –, aboutissent aux journées des 5 et 6 octobre 1789 : les Parisiennes contraignent le couple royal à quitter Versailles pour Paris. La Garde Nationale les a accompagnées, dans le but d’exercer un contrôle.


Dans ces journées se confirme la double dynamique de la Révolution française : un mouvement populaire qui impulse une énergie, des directives, fait la Révolution, et une « révolution parlementaire », conduite par des « modérés », dont La Fayette, lequel commande d’ailleurs la Garde Nationale de Paris, et qui entendent finir rapidement la dite Révolution.


Ces dissonances divisent les députés « patriotes » ; toujours est-il que l’Assemblée Nationale serait contrainte à son tour de quitter Versailles le 19 octobre 1789 : le peuple parisien entend contrôler la situation. Le lendemain, Sieyès propose de diviser les citoyens en deux catégories – « actifs » et « passifs », les seconds étant privés du droit de vote –, le 21, l’Assemblée votait la loi martiale – laquelle permettrait d’ouvrir le feu sur les foules après trois sommations.

Cependant, malgré des options politiques déjà différentes en fonction de ses membres, le club breton est un laboratoire d’idées formidable, une arme de – tentative de – cohésion du « parti patriote ». Désormais à Paris, il prend le nom de Société des Amis de la Constitution – alors en cours d’élaboration – après s’être installé rue Saint-Honoré, dans la bibliothèque du couvent des Jacobins. Dès lors, les « Noirs » – les députés royalistes, contre la Révolution – affublent les Amis de la Constitutions d’un sobriquet, « les Jacobins » – c’est donc une insulte du « côté droit » portée à l’encontre des députés du « côté gauche », cela invite à la réflexion… Les Jacobins bénéficient d’une telle aura dans la capitale, la communication des députés avec leurs mandants aidant, que des clubs patriotiques, ou sociétés politiques, s’installent en provinces – puis dans les départements créés, en principe, en décembre 1789. Nombre de ces clubs vont prendre le nom de Société des Amis de la Constitution : ils s’affilient alors au club parisien et entre eux. Les Jacobins ne sont donc pas une société parisienne, tenue par des Parisiens – bien au contraire –, mais un réseau de sociétés affiliées aux relations horizontales, réseau totalement décentralisé. Fin décembre 1790, il y a déjà en France 300 sociétés jacobines. Aix, le chef-lieu du département des Bouches-du-Rhône, voit des hommes de loi créer le club jacobin de la ville en mai 1790. Il convient d’ajouter les nombreux clubs non affiliés – ou pas immédiatement – aux Amis de la Constitution. Ainsi, à Paris, la très populaire et très démocratique Société des Amis des Droits de l’Homme, qui se réunit dans un premier temps dans le couvent des Cordeliers. Ce club est mixte et se situe à la Gauche des Jacobins – certains historiens, comme Marc Belissa, nuancent ce point de vue. Des personnalités en devenir, « patriotes prononcés » – démocrates – comme Camille Desmoulins, Georges Jacques Danton, ou encore  Jacques René Hébert et Jean-Paul Marat, fréquentent les Cordeliers. Ils sont également membres des Jacobins. Dans les départements, il n’est pas rare non-plus qu’une société plus « populaire » se constitue à la Gauche des Jacobins, dont le recrutement demeure « bourgeois » au moins jusqu’en 1792 ; ainsi, à Aix, des agriculteurs et des artisans s’établissent le 1er novembre 1790 en cercle Antipolitiques. Ce club commence à s’ouvrir aux femmes en 1791. Même si celles-ci sont loin d’être marginalisées dans le processus révolutionnaire, c’est aussi et par ailleurs sur la question de l’accès des femmes aux délibérations que les patriotes se divisent parfois, ainsi dans le Grand Ouest – Peyrard. Néanmoins, l’aile gauche de ce mouvement jacobin, dont est Maximilien Robespierre, est fondamentale pour le développement des idées démocratiques, alors minoritaires à l’Assemblée. C’est ce qui conduit notamment Camille Desmoulins, « l’homme du 12 juillet » – 1789 – à écrire que ses amis est lui se situent « à l’extrémité gauche des Jacobins », à être « les Jacobins des Jacobins ».

Les motifs de division ne manquent pas. Effectivement, si le camp « patriote » est opposé unanimement à ce que l’on appelle désormais « l’Ancien Régime », les désaccords quant à ce que doit être le nouveau sont importants. Aussi, si « […] 2 à 300 députés sont membres de la Société des amis de la Constitution » – Biard, Dupuy –, la gauche parlementaire se fissure. Les plus modérés des Jacobins, enclins à un principe de monarchie constitutionnelle dans laquelle le roi conserverait un certain nombre de prérogatives, et hostiles à la fois au mouvement populaire et à l’installation d’une démocratie, quittent le club de la rue Saint-Honoré et fondent la Société de 1789 ; parmi eux, rien moins que La Fayette et Mirabeau. Cette scission n’est que la première d’une longue liste, la crise la plus grave étant probablement celle de l’été 1791. Louis XVI et Marie-Antoinette notamment quittent Versailles dans la nuit du 20 au 21 juin. Le projet ? Rejoindre le marquis de Bouillé – « le massacreur de Nancy » – à Montmédy de façon à prendre la tête de la Contre-Révolution et de revenir en France avec des armées d’émigrés, appuyées par des forces étrangères, pour saigner la Révolution et permettre que Louis soit rétabli dans la plénitude de ses fonctions. Nonobstant, le roi est arrêté à Varennes grâce à la mobilisation des Jacobins locaux, après avoir été reconnu par Drouet, le commis des Postes de Sainte-Menehould. Le couple royal est de retour à Paris le 25 juin, accueilli dans un silence de mort – l’on connaît l’inscription installée au bout d’une pique : « Quiconque applaudira le roi sera bâtonné. Quiconque l’insultera sera pendu. » Voilà qui exprime bien l’ambivalence des sentiments d’alors, le dilemme cornélien vécu par les contemporains ; si Louis XVI avait bel et bien trahi, le roi était une pièce essentielle du dispositif constitutionnel quasi abouti. Et que faire sans roi ? L’Assemblée créé donc une fiction : le roi des Français a été enlevé ! Mais personne n’est dupe. Plusieurs pétitions circulent à la mi-juillet ; à l’initiative du Club des Cordeliers, il s’agit de réclamer la République ! Cependant, les Jacobins reculent, bien que certains d’entre eux, comme Brissot et Condorcet – des meneurs de ceux que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de « Girondins » – soient déjà républicains. En effet, le 16, la pétition des Jacobins propose de « remplacer Louis XVI par tous les moyens constitutionnels » ; ainsi, il pourrait être destitué, mais remplacé par un autre roi, le Duc d’Orléans par exemple. Le 17 juillet, les Cordeliers maintiennent leur rassemblement, désapprouvé alors par une figure montante des Jacobins, Robespierre, qui juge la situation précoce, voire dangereuse – Robespierre n’est pas alors républicain, la forme juridique du régime lui important peu tant que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen demeurât la ligne directrice. Les Cordeliers ont appelé à se rendre sur le Champ-de-Mars – où s’était achevée le 14 juillet 1790 la fête de la Fédération – pour signer une pétition réclamant la déchéance du roi. Le matin, deux personnes cachées sous l’Autel de la Patrie sont tuées – l’affaire du « Gros-Caillou ». L’après-midi, une foule de femmes, d’enfants et d’hommes, réunie pacifiquement et sans armes, s’active pour le succès de la pétition. La Fayette et Bailly, le maire de Paris, font sortir les drapeaux rouges : appliquant la loi martiale, ils tirent sur la foule. 50 morts ? 100 ? 400 ? Nous ne le saurons jamais vraiment. Le même jour, les personnalités les plus en vue alors aux Jacobins de Paris quittent le club et fondent celui des Feuillants. Barnave, les frères Lameth, Duport, Bouche – l’un des trois députés d’Aix. Ce club des Feuillants, incarnant une politique de l’ordre social, défendant le lobby colonial et esclavagiste, serait, jusqu’à mars 1792, un appui fondamental pour Louis XVI. Quant à Danton, il doit s’exiler en Angleterre ; Marat est contraint de se cacher également.


En septembre 1791, la loi Le Chapelier limite les actions possibles des sociétés populaires. La « Révolution parlementaire » entend museler « la Révolution populaire ». Il faut préciser que depuis le printemps 1791, tous les départements ont des clubs politiques : en décembre, le pays en connait près de 1250 – Boutier, Boutry, Bonin. La majorité de ces clubs, relativement à ceux affiliés aux Jacobins, ne suit pas les Feuillants. Le grand moment des Jacobins va commencer.


Depuis septembre 1791, une nouvelle Assemblée siège : la Législative. La Constitution a été sanctionnée par le roi le 13. Cette nouvelle Assemblée n’est composée que de « patriotes », c’est-à-dire qu’elle est à 100% tenue par des révolutionnaires, mais ces hommes ne veulent pas la même Révolution. Le « côté droit » détient la majorité, incarnée par les Feuillants, dont la figure emblématique en-dehors de l’Assemblée est Lafayette. Ces Feuillants sont généralement soutenus par les Constitutionnels, au Centre. Enfin, le « côté gauche » pèse pour 18%, représentés par les Jacobins. Le noyau dur de ces députés jacobins est porté par Brissot, Vergniaud, Condorcet, bref, par ceux que nous appelons aujourd’hui… les Girondins ! Vous comprendrez donc qu’opposer ostensiblement « Girondins » et « Jacobins » témoigne d’une ignorance crasse quant à la Révolution française, une incompréhension profonde de l’évènement. Ces Girondins, que l’on appelle plutôt Brissotins à l’époque, sont hostiles à l’esclavage et farouchement anticléricaux. Mais ils sont aussi ouvertement bellicistes. Le débat sur la guerre est la nouvelle menace qui pèse sur les Jacobins. Précisons toutefois que tous les contemporains ont conscience que la guerre est imminente. Les désaccords ne clivent pas partisans et opposants à la guerre, mais partisans de l’offensive, de l’initiative du conflit – c’est la position girondine – et partisans de la prudence, indiquant de se préparer à la guerre sans déclencher les hostilités. Cette position est minoritaire aux Jacobins et n’est guère défendue que par Marat et Robespierre, lequel déclare alors : « Remettez l’ordre chez vous avant de porter la liberté ailleurs […] La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois ; Personne n’aime les missionnaires armés ! » Les opposants à la guerre ont conscience que la France n’est pas prête, ils n’ont pas confiance en les officiers qui commandent les armées et surtout, en cas de victoire, certes peu probable, craignent la dictature militaire – ils pensent alors à La Fayette. Brissot et ses amis ont un autre projet en tête, et il leur est aisé de répandre massivement leurs idées. Si les Girondins dominent largement le réseau jacobin à cette période, c’est parce qu’ils disposent d’une presse puissante, amplement diffusée dans les sociétés affiliées. Ainsi, Les annales patriotiques et littéraires de la France de Louis Sébastien Mercier et Jean-Louis Carra qui, en 1792, seraient le journal le plus lu dans les sociétés populaires. 1792 marque justement un tournant pour les Girondins. Louis XVI remercie ses ministres feuillants et appelle, en mars, un ministère girondin. L’homme fort de ce gouvernement est à l’Intérieur, Roland – c’est pourquoi on parle aussi parfois des Rolandins. Ce ministère girondin permet aux jacobins d’avoir une véritable prise sur les affaires de la Nation en même temps qu’il les divise davantage. Les Girondins ne cessent de plaider la guerre ; la vente des biens nationaux – autrefois à l’Église – n’a pas rapporté ce que l’on espérait. Une campagne victorieuse permettrait à l’État de voir ses finances se redorer. A la lumière de cette philosophie et des crises de subsistances, la politique économique des Girondins se dessine – pensée dans les salons privés de Madame Roland – : ils se montrent partisans de la liberté absolue du commerce – en termes contemporains, du libéralisme économique, sans entrave. Bien entendu, ces divergences existent dans les départements.


À Marseille, les « missionnaires patriotes » jacobins identifiés par Jacques Guilhaumou tentent de maintenir un équilibre entre les deux sociétés aixoises rivales : les Amis de la Constitution, hommes de loi conservateurs et libéraux, et les Antipolitiques, patriotes radicaux exigeant la régulation des prix, et qui arrachent tardivement leur affiliation aux Jacobins, bien moins par adhésion aux formes d’intervention des clubs affiliés que pour asseoir une légitimité en Provence.


Par ailleurs, il n’y a pas de lien de subordination des petites aux grandes sociétés. Si théoriquement, « Dès 1790, au nom de l’unité des « patriotes », la société des Jacobins de Paris impose deux règles à ses sociétés « sœurs » : une seule société par localité peut lui être affiliée ; toute société affiliée doit porter le nom de société des Amis de la Constitution[1] », la pratique montre que cette règle ne fut pas suivie à la lettre, notamment en Provence, deuxième pôle effervescent de la sociabilité politique – le cas des Antipolitiques est une illustration d’autant plus flagrante qu’à la veille de la chute de la monarchie, les agriculteurs d’Aix avaient déjà constitué un réseau de 33 sociétés Antipolitiques, un chiffre amené à gonfler encore. C’est d’ailleurs l’une de ces sociétés, celle du petit village de Pertuis dans ce qui n’est pas encore le département du Vaucluse, qui recadre vertement en juin 1792 les Jacobins marseillais. Ces derniers s’immiscèrent dans une affaire d’exclusion de membres pertuisiens et entendirent faire revenir sur leur décision les Antipolitiques du village. La société de Pertuis répondit, sans réel soutien relevons-le de la « société-mère » aixoise : « Il est de principe généralement reconnu, sous le règne de la liberté, que les sociétés populaires sont chacune à l’instar des familles particulières formant par leur ensemble, la famille commune. Ces associations d’amis sont liées entre elles par la communion d’opinions et la réciprocité de confiance ; mais elles se gouvernent séparément d’après leurs statuts particuliers ; et elles ne sont comptables à la famille commune que dans le cas où elles s’écarteraient de l’objet de leur institution, qu’elles contrarieraient l’ordre public[2]. »

L’ordre public va être chahuté, et ce, par la guerre. Il y avait longtemps que Louis XVI et Marie-Antoinette l’espéraient, aussi, le monarque consent-il à satisfaire le projet girondin. La France déclare la guerre au roi de Bohême et de Hongrie – futur empereur d’Autriche – le 20 avril 1792. Les premières batailles sont désastreuses pour la France. Le ministère girondin est à son tour remercié, le 13 juin. Trois jours plus tôt, Roland avait écrit à Louis XVI : « Je sais que le langage austère de la vérité est rarement accueilli près du trône ; je sais aussi que c’est parce qu’il ne s’y fait presque jamais entendre que les révolutions deviennent nécessaire. » Là est résumée l’ambivalence de la politique girondine : ce courant des Jacobins entendait mener une réforme profonde de la société, réaliser un régime de liberté – mais pour qui ? –, ce qui passait par une nécessaire alliance de la bourgeoisie et du peuple – déjà théorisée par Barnave –, mais n’envisageait en aucun cas la mise en place d’un projet égalitaire, social, démocratique. Ceci explique en partie pourquoi le 10-août, alors que les Cordeliers, les sections parisiennes et les Fédérés – dont le bataillon des Marseillais, qui comptait deux Antipolitiques d’Aix, Ayme et Pascal – sonnèrent le tocsin et marchèrent sur les Tuileries, les Girondins ne prirent part à l’insurrection, pas même théoriquement.

L’entrée en République se fit dans un contexte violent, celui des massacres de septembre, celui de la guerre qui connut un bref revirement avec la victoire des armées françaises à Valmy. Mais les Jacobins – désormais la Société des Amis de la Liberté et de l’Égalité – étaient divisés plus que jamais. Dans la nouvelle Assemblée constituante, la Convention, ils se partagèrent en deux tendances : à Droite, les Girondins – derrière Brissot, Condorcet, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Isnard, … A Gauche, les Montagnards – tous n’étant pas Jacobins – dont la députation démocratique de Paris ne comptait pas un seul natif de la capitale – Desmoulins, Robespierre, Danton, Marat, Panis, … Au centre, la majorité des députés, la Plaine ou le Marais.


Dès les premières semaines de la Convention, les Girondins affirment avec une telle ferveur leur hostilité à l’encontre du mouvement populaire, des mesures sociales et d’exception, qu’ils sont exclus du club des Jacobins – 12 octobre 1792. Il faut préciser que l’attaque avait été déclenchée par la Gironde, le grand club de Bordeaux ayant envoyé une adresse à toutes les sociétés affiliées[3] sollicitant adhésion sur l’exigence à l’endroit du club de Paris d’exclure de son sein des « agitateurs » parmi lesquels Danton, Robespierre et Marat. Échec.


Les Montagnards vont a contrario porter une politique revendiquée par les clubs jacobins : sociale, démocratique, et « exceptionnelle », même si la Gironde, le groupe à l’effectif le moins important, tient largement la main – en constituant des majorités avec la Plaine – jusqu’aux journées des 31 mai et 2 juin 1793.

Les clubs patriotiques, ou plus exactement les sociétés populaires comme on le dit depuis quelques temps, sont au cœur du système politique, à la fois expérience de ce que l’on appellerait aujourd’hui la « démocratie directe », et démonstration d’une organisation totalement décentralisée. Les Jacobins refusaient la centralisation du pouvoir exécutif car cela revenait selon eux à rétablir l’absolutisme et la tyrannie d’un seul, nous y reviendrons. Les corps constitués localement font appel aux citoyens membres des clubs pour des missions de salut public, d’instruction populaire, de défense de la Patrie. C’est aussi au nom de ces principes que les Jacobins marseillais investissent le 22 août la salle des anciens États de Provence, dans la Maison Commune d’Aix, afin de contraindre, en violation de la loi, le Conseil Général du département des Bouches-du-Rhône, à le suivre à Marseille. Ils ne font plus confiance à ces élus « modérés » qui n’ont eu de cesse d’ignorer les revendications et les pétitions portées par les Jacobins aixois radicaux, les Antipolitiques, dont certains siègent d’ailleurs dans l’Assemblée départementale. L’opération permet ainsi de phagocyter davantage ce club par trop autonomiste.

Avec l’entrée en République et le régime populaire qui se dessine, bien des notables jusqu’alors timorés s’empressent de participer activement à l’édifice révolutionnaire. Dans les sociétés populaires, alors que paradoxalement on a conscience que 1792 marque un tournant démocratique – par rapport à la « réforme libérale » de 1789 –, on se méfie de ceux que l’on va qualifier de « patriotes de 92 ». Le Jacobin radical marseillais Isoard écrirait même, à l’automne, aux élus du département qui l’avaient missionné à Apt – dans les Hautes-Alpes – : « C’est encore quatre-vingt-douze qui a voulu attaquer quatre-vingt-neuf. » – Guilhaumou. Aussi, alors que l’année qui venait de s’écouler avait vu un ralentissement de créations de sociétés, les clubs restreignent leur recrutement. Les notables conservateurs, les possédants favorables à une « révolution bourgeoise, parlementaire », mais hostiles au mouvement démocratique, comprennent qu’ils n’auront que très difficilement accès aux sociétés populaires dans lesquelles ils ne s’étaient pas précipités jusque-là. Qu’à cela ne tienne ! Ils investissent massivement les sections, initialement de simples circonscriptions administratives. Celles-ci tendent à devenir permanentes – parfois avec la complicité des sociétés qui espèrent les contrôler –, concurrencent les clubs, freinent les mesures prises localement pour endiguer la crise des subsistances et lutter contre les « aristocrates » – dont ils sont parfois. Du printemps à l’été 1793, on voit même les sectionnaires modérés désarmer les Jacobins radicaux ; pis, les sections réarment des suspects après avoir désarmés des patriotes. Les 24 sections de la cité phocéenne renversent ainsi le club.


Tout le réseau Antipolitique, soit 80 sociétés au printemps 1793, est également secoué, jusque dans le Sud-Ouest, où ses clubs sont confrontés au même problème. Les correspondances entre sociétés jacobines du pays attestent ce vaste mouvement de fond.


À l’Assemblée, les députés girondins – Vergniaud, Isnard – menacent d’en appeler militairement aux départements et même de raser Paris si des atteintes étaient portées contre la propriété. C’est l’insurrection parisienne ; 29 députés du « côté droit » sont révoqués. Les sections, dans les départements, réagissent, enflammées par les députés conservateurs qui se sont évadés… de leur domicile ; c’est « l’insurrection fédéraliste » de l’été 1793. L’accusation de « fédéralisme » est portée par les députés montagnards, la notion n’est jamais revendiquée par les Girondins. Aussi, l’affrontement qui se joue alors n’est pas un combat entre partisans de la « centralisation » contre partisans de la « décentralisation » ; les Girondins crient aussi « Vive la République une et indivisible ». D’ailleurs, contrairement à une idée largement répandue, les Girondins défendent un projet de constitution très… centralisateur ! Le combat qui est livré est celui pour la nature de la République : une « République des propriétaires », un régime libéral sur le plan économique, conservateur sur le plan social, défendu par les sections pro-girondines ; une République sociale, populaire, un projet démocratique et des mesures d’exception en matière de justice et de répression, portée par les clubs, notamment jacobins, en soutien aux Montagnards. Il faut relever que certaines sociétés populaires, comme celle des Antipolitiques d’Aix, ne se revendiquent pas jacobines, et ce bien que les Aixois soient affiliés aux Jacobins, et alors qu’ils peuvent écrire volontiers « républicains » et « montagnards ». À la fin de l’été 1793, les sociétés populaires et les Montagnards l’ont emporté. En Octobre, les Girondins compromis dans l’insurrection et la guerre civile qu’ils ont fomenté, lesquels avaient été protégés jusqu’alors par Robespierre, sont jugés, condamnés et exécutés, avec leurs soutiens – Olympe de Gouges par exemple.

Dès octobre 1793, les sociétés populaires sont pleinement intégrées au gouvernement révolutionnaire – ce que l’on a appelé, a posteriori, « la Terreur ». On entendra certains intellectuels évoquer un contrôle du gouvernement ; c’est bien mal connaître la période et les schémas institutionnels d’alors – mais ce n’est pas l’objet de cet article. Effectivement, la structure administrative est décentralisée. De façon à annihiler la tyrannie du pouvoir exécutif, il convient, pour les Jacobins, de l’éclater. Le contrôle de l’exécution de la loi se fait localement, par des agents locaux, élus localement. Les sociétés populaires et le mouvement jacobin sont donc des organes exécutifs… décentralisés. En revanche, on procède à la « centralité législative » : la loi est la prérogative de l’Assemblée, mais elle est co-élaborée avec les citoyens – par le prisme des clubs et des assemblées populaires – et la Constitution de 93, ratifiée le 24 juin dans les départements – suspendue à l’automne « jusqu’à la paix » – prévoit qu’une loi ne soit « valable » qu’une fois ratifiée par les 2/3 des citoyens dans les dits départements. Il faut tout de même nuancer cette co-élaboration de la loi, car les conventionnels se méfient du risque « fédéraliste ». Ainsi, lorsqu’à l’hiver 1792-1793 s’organise une forme de « fédéralisme jacobin » autour du club de Marseille, qui s’était présenté en mars 1793, en soutien de la Convention nationale, comme « la Montagne de la République » – Guilhaumou –, les députés se montrent hostiles – par ailleurs, les Girondins s’étaient montrés particulièrement véhéments.

Avec l’an II – 22 septembre 1793-22 septembre 1794 – 3500 nouvelles sociétés jacobines voient le jour – 25 000 clubs politiques au total, chiffre discuté. On aurait tort, là encore, de croire que l’ensemble de ces patriotes engagés dans des associations politiques, ancrées à gauche et à l’extrême-gauche, pensent le processus révolutionnaire de façon identique. La déchristianisation violente – qui n’est pas une politique puisqu’elle vient d’en-bas – ou l’intensité de la répression, sont des motifs de divisions. Certains groupes, comme les clubs de femmes, se livrent à « l’ultra-révolution », ce qui conduit à leur dissolution. Mais les Jacobins mêmes sont divisés sur les modalités de « la Terreur » ; Camille Desmoulins estime qu’il y a trop de patriotes injustement détenus dans les prisons, Danton fait valoir qu’il « faut faire l’économie du sang des hommes ». Cette « faction », pourtant portée par des radicaux, est qualifiée de Citra, ce sont les « Indulgents ». Du fait de la proximité de Danton et surtout de Desmoulins avec Robespierre, ce dernier est accusé de « modérantisme » et doit se justifier à la tribune des Jacobins en décembre 1793 ; il expose alors sa théorie du « Gouvernement révolutionnaire ». L’autre faction est celle des Ultra, c’est le mouvement hébertiste – Hébert, le journaliste du Père Duchêne, substitut du procureur de Paris, est celui qui inventa, devant le Tribunal révolutionnaire, l’inceste de Marie-Antoinette et de la Princesse de Lamballe sur le Dauphin. Ainsi, les Cordeliers se sont eux-mêmes divisés. Ces « Exagérés » réclament l’ultra-révolution : plus de répression, plus de guillotine, notamment contre les « accapareurs » et les « agioteurs ». Robespierre et Saint-Just reprochent aux premiers d’attiser la contre-révolution, aux seconds de vouloir infléchir précocement la politique d’exception. La tribune des Jacobins de Paris, mais également la presse, sont les arènes d’une lutte acharnée où les accusations de trahison, de contre-révolution même, pleuvent. Cette lutte des « factions » aboutit à l’élimination de l’une et de l’autre – les « hébertistes » en mars 1794, les « Indulgents » le mois suivant.  Ces épurations à gauche et ses conflits se poursuivent jusqu’à l’été ; le coup d’État parlementaire du 9 Thermidor renverse Robespierre et ses amis. Résultat d’une alliance opportuniste entre l’extrême-gauche et le centre, il n’est pas sans incidences. Le réseau jacobin est secoué, partagé entre les tenants de la politique sociale mise en place par le Gouvernement révolutionnaire et partisans des mesures libérales à venir. À Aix, les Antipolitiques se déchirent entre « robespierristes », qui tiennent la municipalité depuis septembre 1793, et les théoriciens du « Robespierre tyran ».

À l’assemblée, les Thermidoriens ont d’ores et déjà entamé la réaction, mais il leur faut achever le mouvement populaire et ceux qui le portent ; le 22 Brumaire an III – 12 novembre 1794 –, ils font fermer le club des Jacobins de Paris. Évidemment, comme il avait fallu fabriquer des prétextes pour justifier le 9 Thermidor, il faut tenter de justifier cette fermeture. Le Rapport Laignelot précise : « Nous avons rendu justice au bien qu’ont fait les Jacobins, et, en les fermant, nous avons respecté les principes auxquels nous ne pouvions porter atteinte ; nous avions cru qu’il fallait admettre partout des sociétés populaires, parce qu’elles sont inhérentes au gouvernement républicain ; mais nous n’avons point vu dans la société des Jacobins, une société vraiment, purement populaire. » – Cf. Boutier, Boutry, Bonin. Pourtant, c’est tout le mouvement populaire que la Convention thermidorienne, l’antichambre du Directoire, et sa politique de classe, s’apprêtaient à anéantir. En effet, si le printemps 1795 voyait l’explosion de la « Terreur blanche », ce moment où les muscadins, « la jeunesse dorée » saignent les Jacobins à Paris et dans les départements – les Thermidoriens laissent revenir les « aristocrates » et les « réfractaires » émigrés –, tous les clubs seraient dissouts. Les Antipolitiques d’Aix, qualifiés de « société soi-disant populaire » – la falsification entend renforcer le discrédit –, sont fermés en juin 1795.

Le Directoire, installé en octobre 1795, est l’illustration de la politique de « l’extrême centre » –  Serna –, ou de la politique du « juste milieu » – Biard, Dupuy. Les Girondins ne sont pas pour autant immédiatement réintégrés. Certains d’entre eux, comme Thomas Paine, émettent même désormais des critiques à l’endroit du libéralisme et semblent alors en phase avec la politique défendue auparavant par les Montagnards. Conservateur, libéral, oligarchique, le Directoire entendait sauvegarder le système républicain face à une double menace : sur sa droite, les royalistes, qui remportent les élections législatives d’avril 1797, avant le coup d’État directorial de septembre – le 13 vendémiaire an III, 5 octobre 1795, le général Bonaparte, à la demande du Directeur Barras, réprimait déjà dans le sang une insurrection royaliste parisienne – ; sur sa Gauche, les « néo-Jacobins ».


Ceux-ci restent mobilisés dans toute la France. Ils incarnent le courant des Républicains de Gauche, dernier rempart de l’idéal démocratique et d’un régime social et populaire – d’autant plus après l’échec en 1796 de la conjuration des Égaux portée notamment par Babeuf et Buonarroti.


Les « néo-Jacobins » remportent les élections en germinal an VI – avril 1798 –, mais le régime invalide l’élection de 100 députés démocrates en floréal, c’est-à-dire le mois suivant – Biard, Dupuy. La création de nouveaux clubs, dont celui du Manège à Paris, ou la municipalité de Toulouse, « néo-jacobine », une presse revitalisée et une dynamique particulièrement forte dans les départements permirent aux une nouvelle poussée des « néo-Jacobins » en 1799. Ces démocrates n’avaient eu de cesse de réclamer le retour aux mesures de l’an II – le maximum des prix par exemple – et le rétablissement de la Constitution de 1793. Face au risque imminent d’un retour à une République démocratique et sociale portée par les « néo-Jacobins », les Directeurs firent appel au soldat. Le 18 Brumaire an VIII, 9 novembre 1799, Bonaparte faisait son coup d’État.

Durant tout le XIXème siècle, le parti républicain, les démocrates, les socialistes, se référèrent aux Jacobins, dont ils se sentaient héritiers, et dont ils avaient pris la pleine mesure de leur projet politique populaire. L’on s’étonnera au XXème, puis au XXIème siècles, de lire et d’entendre des intellectuels de Gauche, confondant histoire et philosophie, s’exprimer sur ces sujets en flagrant-délit de méconnaissance, et renier les Jacobins, dont ils sont pourtant en tout point, sans même le savoir…


[1]
Jean Boutier, Philippe Boutry, Serge Bonin, Atlas de la Révolution française, volume numéro 6, Les sociétés politiques, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1992, Chapitre 3, « Vie associative et interventions politiques », p. 44.

[2]
AD BR, L 2025 : Exclusions, lettre manuscrite du 20 juin 1792, écrite par la Société des Amis de la Constitution de Pertuis, copie adressée par les Antipolitiques pertuisiens au club d’Aix.

[3] ADBR, L 2025 : Adresse de la Société des Amis de la Liberté et de l’Égalité de Bordeaux, reçue par les Antipolitiques d’Aix, le 16 [ ?] 1792, non numérotée. Nous supposons que l’adresse est antérieure au 12 octobre 1792, soit avant l’exclusion du club des Jacobins de Brissot et ses amis.


Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia a grandi et vécu dans la banlieue Ouest d'Aix en Provence. Il est engagé dans des réseaux d'éducation populaire depuis une vingtaine d'années. Militant laïque, républicain radical, il réalise actuellement une thèse de Doctorat d'Histoire moderne sur la sociabilité politique pendant Révolution française. Il est également professeur de Karaté-Do et éducateur sportif professionnel.


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