13 juillet 1793 : « l’Ami du Peuple » est assassiné en plein Paris

13 juillet 1793 : « l’Ami du Peuple » est assassiné en plein Paris

Jean-Paul Marat est probablement l’un des personnages les plus honnis de la Révolution française, par une certaine historiographie. Présenté par ses ennemis comme « un cannibale », un homme sanguinaire, Marat fut la cible privilégiée du « parti conservateur » bien moins parce qu’il affirma, à raison, la nécessité de la violence, que parce qu’il fut très tôt le porte-voix radical de … la mouvance démocrate !

Marat est un homme des Lumières (il a déjà 46 ans en 1789, alors que l’essentiel des protagonistes, le roi compris, est âgé de la trentaine). Philosophe et médecin, il obtient son diplôme de Docteur en 1775, à Londres. Marat est en effet l’un de ces esprits éclairés qui, à l’instar de Voltaire ou Diderot, vit le cosmopolitisme. C’est d’ailleurs à Londres qu’il publie, trois ans avant d’obtenir son Doctorat, un Essay on human soul. L’oeuvre est approfondie en 1773 ; ce développement est traduit en français trois ans plus tard : De l’homme, ou des principes et des lois de l’influence de l’âme sur le corps et du corps sur l’âme. Par ailleurs, ses travaux scientifiques sur le feu et la lumière notamment – dans l’un et l’autre cas, n’y voyons pas de hasard – lui attirent la reconnaissance de ses pairs, en l’occurrence de l’Académie de Rouen en 1783. Mais c’est bel et bien dans ses œuvres politiques que se dessine la pensée révolutionnaire de Jean-Paul Marat. La plus connue est sans nulle doute The chains of slavery, Les chaînes de l’esclavage, qu’il écrit lors de son séjour londonien, plus de dix ans avant la Révolution française ! Il y écrit notamment « C’est des feux de la sédition que naît la liberté. » Dans les années 1780, il creuse cette question dans son Plan de législation criminelle analysant les formes sociales de l’oppression, dans un système politique de surcroît absolutiste.


Arrivent 1789 et la Révolution ; Marat est l’un des journalistes les plus en vue de la Gauche radicale, devenant célèbre avec le journal qu’il créé en septembre, « L’Ami du Peuple ». A l’instar de Desmoulins, son verbe est acerbe, mais a contrario de Hébert, jamais vulgaire. Ce qui différencie toutefois Marat des deux autres journalistes de la Gauche de la Gauche, c’est une clairvoyance déconcertante, laquelle s’appuie sur un solide réseau d’informations. Ainsi, Marat prédit l’échec de la Révolution de 1789, comprenant qu’elle est confisquée par les notables – « C’en est finit de nous ! », « On nous endort, prenons-y garde ». Le journaliste appelle donc régulièrement à l’insurrection. Il est de fait le moteur principal des journées des 5 et 6 octobres 1789, lorsque les femmes de Paris, accompagnées de la Garde Nationale, contraignent la famille royale à quitter Versailles.


Écrivant des pamphlets accusant Necker d’être vendu à la cour, ce qui est réel, mettant en garde contre la duplicité de Mirabeau, réelle – »L’infâme Riquetti » – ou dévoilant les projets de dictature militaire de La Fayette, tout aussi réels, Marat annonce les complots de la cour, toujours réels. Le massacre des patriotes suisses de la garnison de Nancy, sur ordre du Marquis de Bouillé en août 1790 – tiens, les programmes scolaires n’en parlent pas -, en fournit une preuve. Dans ces conditions, de 1789 à 1792, Marat, qui est protégé notamment par le très à Gauche et très populaire Club des Cordeliers, est souvent contraint de se cacher, voire à l’exil momentané. Pourquoi le très démocratique club des Cordeliers et ses sociétés fraternelles parisiennes sont si proches de l’Ami du Peuple ? Parce que Jean-Paul Marat défend avec fougue la Démocratie. Il fustige le suffrage censitaire ; s’il reconnaît la nécessité de la représentativité dans une Nation aussi vaste que la France, il théorise « le contrôle des élus par leurs mandants », exige un contrôle permanent des députés et estime de surcroît que « le plus mortel ennemi que les peuples aient à redouter est le gouvernement. Presque toujours les chefs qu’une nation se choisit ne songent qu’à lui forger des fers. » Cette pratique et cette exigence de ce que nous appellerions aujourd’hui la démocratie directe (tautologie), établit une proximité avec Camille Desmoulins, l’homme du 12 juillet 1789. Tout comme sa défense acharnée du droit à l’existence contre la liberté absolue du commerce – défendue par les Girondins –, sans toutefois remettre en cause le principe de propriété, le rapproche de Robespierre, « l’incorruptible ». Les deux hommes sont minoritaires lorsqu’ils dénoncent « l’aristocratie de la richesse ».

Le journaliste voit tous ces massacres commis par les « aristocrates », avec la complicité passive des « modérés », dans le Sud-Ouest, en Provence, ou encore à Paris – tout ce dont on ne parle pas trop dans les programmes scolaires, on préfère y raconter que « la Terreur » serait un basculement qui ne s’expliquerait pas autrement que par de la paranoïa sanguinaire. Ainsi, alors que la fuite avortée à Varennes ne laisse plus aucun doute sur la duplicité royale, – projet que Jean-Paul Marat avait révélé, sans être pris au sérieux –, les républicains, de plus en plus nombreux, se réunissent sur le Champs de Mars le 17 juillet 1791. Ils sont désarmés et signent une pétition réclamant la déchéance de Louis XVI. La foule compte de nombreuses femmes et leurs enfants. La Fayette et Bailly, le maire de Paris, font ouvrir le feu ! Un massacre de plus qui donne tragiquement raison à Marat lorsqu’il évoque la nécessité de la violence pour le combat démocratique. « […] L’union fraternelle des citoyens amis de la liberté a tenu lieu de tout frein et a très bien fait voir la parfaite inutilité de ces moyens répressifs, imaginés par la police pour étouffer tout mouvement populaire et tenir la nation sous le joug. Les voilà donc ces citoyens paisibles que les ennemis de la révolution ne cessent point de calomnier […] et que le général exécrable a fait égorger au Champ-de-Mars comme des brigands. » ; la plume doit servir des idées, l’épée les défendre. C’est ainsi que lorsqu’à l’annonce des défaites françaises, des prisonniers se vantent dans leurs cellules qu’une fois libérés ils feront égorgés les révolutionnaires – on ne le dit pas non plus à vos enfants -, les appels de Marat des mois plus tôt à éliminer les contre-révolutionnaires sont mis à exécutions. Les massacres de début septembre 1792 voient aussi les assassinats de prisonniers de droit commun, dans un déferlement de violence aveugle.

Sur ce mois de septembre qui entérine l’abolition de la royauté (21) et la proclamation de la République (22), la nouvelle assemblée se réunit sous le nom de Convention. Marat est élu député est siège à Gauche – la Montagne. Il est isolé jusque dans son propre camp. Encore une fois clairvoyant, convoquant la culture républicaine de la Rome antique, alors que la France est sur le point d’être dépecée par les puissances étrangères – comme récemment la Pologne, les Provinces-Unies ou les Pays-Bas – et que la contre-révolution est particulièrement puissante, il plaide, isolé, pour la nomination d’un « dictateur », ou d’un « triumvirat ». Les accusations de partage du pouvoir entre les trois dirigeants de la mouvance démocrate, Marat-Robespierre-Danton, fusent, et le projet, pourtant nécessaire, n’aboutit pas. Aussi, la crise s’intensifie d’autant plus que la disette frappe. Marat est de ceux qui exigent des mesures sociales pour les indigents et les citoyens modestes, des mesures répressives contre les accapareurs qui cachent la nourriture et les agioteurs qui spéculent, dans les départements, sur les denrées alimentaires. Lutte des classes, guerres civiles, invasions, Marat en vient à demander 4 à 500 000 têtes. Face à ses escalades de violence, Vergniaud, le grand orateur de la Gironde – le côté droit –, ironise et déclare : « Donnez un verre de sang à ce cannibale, il a soif. » Mais Vergniaud oubliait de préciser que les Girondins étaient largement adeptes de la violence et des pratiques politiques sanguinaires, en réprimant les révoltes frumentaires ou en faisant voter la peine de mort contre ceux qui s’opposeraient à la libre circulation des denrées alimentaires dans les départements, ce qui représenterait une entrave à la liberté économique. Peine de mort contre le roi, pour laquelle Marat vote, sans sursis, après avoir exigé que chaque député se prononce à son tour, ouvertement – par ailleurs, des Girondins comme Carra la vote sans la moindre hésitation.

L’opposition entre les Girondins et les Montagnards – et non entre les Girondins et les Jacobins, les Girondins étant jacobins –, se cristallisent bien sûr sur les thématiques politiques, économiques et sociales. Nonobstant, contrairement à une idée largement répandue, les Girondins ne sont pas du tout favorables à une organisation politique et administrative décentralisée – Cf. mon article sur les Girondins. Dans ce combat, Marat, que bien des Montagnards n’aiment pas car ils lui reprochent d’être un « exagéré » – Marat s’oppose cependant à Jacques Roux et aux « enragés » – est la cible principale des Girondins. Ceux-ci obtiennent de la Convention le 12 avril 1793 qu’il passe devant le tribunal révolutionnaire pour le faire condamner et exécuter – de l’hiver au début de l’été 1793, les Girondins s’évertuent à essayer d’épurer dans le sang le mouvement populaire et les leaders démocrates ; le sang versé ne leur posait pas problème tant qu’il ne s’agissait pas de celui des notables. La stratégie se solde par un échec cuisant : Marat se défend. Il n’a jamais prêché la contre-révolution, ni fomenté de complot contre la toute jeune République française ni encore moins soutenu la guerre civile, il est donc relaxé par le tribunal le 26 avril et est porté en triomphe par le peuple, qui le coiffe d’une couronne civique. Marat relevé, il se lance dans une charge totale contre les Girondins et prépare leur chute. Ceux-ci, que Desmoulins appellent les « Républicains aristocrates » ou « les brissoteurs* de démocratie » (Leuwers), sont fragilisés par leurs mesures en faveur des possédants alors qu’ils s’opposent à toutes mesures sociales, par leur hostilité à l’endroit de toute forme d’exercice politique par les masses populaires et surtout, par leur incapacité à gérer la guerre qu’ils ont déclenchée et ses conséquences, allant jusqu’à protéger contre vents et marées les généraux félons La Fayette et Dumouriez. Leur révocation est réclamée par les sociétés populaires de province depuis des mois : 22 d’entre eux, jugés « mandataires infidèles », sont donc révoqués. Protégés par Robespierre, ils sont assignés à résidence, mais nombre d’entre eux, qui avaient déjà fomenté la guerre civile, se rendent dans les départements pour soulever les propriétaires contre la Convention et le mouvement populaire parisien. Ils affirment notamment que l’ordre social est menacé et que des « anarchistes » égarent le peuple et veulent organiser la « loi agraire » (le partage des terres). C’est dans ce contexte qu’une jeune aristocrate de Caen, proche de la Gironde, Marie Anne Charlotte de Corday d’Armont, décide de tuer le député Marat. L’arrière petite-fille de Pierre Corneille est une noble déclassée, qui a été pensionnaire au couvent de l’abbaye aux Dames et qui s’était révélée particulièrement hostile aux mesures prises contre le clergé réfractaire – celui qui refusait de se soumettre à la loi et de prêter serment à la Constitution. Estimant que Marat est le symbole de la Révolution pervertie (Vovelle) – dans l’esprit girondin, cela signifie de la révolution parlementaire, des notables, de la bourgeoisie d’affaires, repoussée par les exigences démocratiques et populaires –, elle arrive à Paris le 9 juillet. Son projet initial est de le tuer à la Convention. Le 13, prétextant qu’elle a des révélations à faire à l’Ami du Peuple sur les Girondins cachés à Caen, elle parvient à s’introduire chez lui. Marat est dans sa baignoire – le député souffre de maladies de peau depuis des années. Elle le poignarde. Arrêtée rapidement, interrogée, elle dit avoir « tué un homme pour en sauver cent mille. » Pourtant, cet assassinat est l’une des origines directes de « la Terreur ». En effet, il donne raison au mouvement populaire et aux Montagnards, notamment les plus radicaux : la contre-révolution et les modérés, après avoir légiféré et agi contre le peuple, fomentent des complots et assassinent les leaders démocrates jusque chez eux ! Le Peletier, assassiné le 20 janvier 1793 – un coup de sabre dans le bas-ventre –, Marat dans sa baignoire le 13 juillet, Châlier, tué par les Girondins à Lyon le 17 juillet 1793 – c’est aussi le jour de l’exécution de Corday et de l’abolition réelle des privilèges – : la Trinité des « Martyrs de la Liberté ».

En fructidor an II, le corps de Marat entre aux Panthéons, son cœur demeure au club des Cordeliers. Si l’on parle à vos enfants de la profanation des tombes royales de Saint-Denis par des révolutionnaires, on passe étonnamment sous silence celle de Marat – qui est dépanthéonisé – par des muscadins, cette « jeunesse dorée » réactionnaire de la période « thermidorienne », qui jette ses cendres à l’égout (Vovelle).

Marat continuera à nous diviser, l’essentiel est de savoir pourquoi. Est-ce à cause de l’affirmation de la nécessaire violence révolutionnaire ? Beaucoup répondront oui, mais ce sont étonnamment ceux qui taisent – par ignorance ou par conviction – les violences des contre-révolutionnaires et des modérés. Si l’on estime que tirer sur des hommes, mais aussi sur des femmes et des enfants, désarmés, sur le Champ de Mars, est normal, alors on doit comprendre qu’affirmer que faire usage de la violence pour briser ses chaînes et se défendre, pour assurer sa survie, est légitime. L’hostilité à Marat ne cacherait-elle pas autre chose ? La condamnation de cette violence en réponse à la violence ne serait-elle pas l’arbre qui cache la forêt ? Marat serait aujourd’hui qualifié de populiste – à l’époque, les Girondins disaient « anarchiste ». En effet, l’Ami du Peuple pose la question essentielle, absolument centrale, toujours d’actualité : « Qu’aurions-nous gagné à détruire l’aristocratie des nobles si elle devait être remplacée par l’aristocratie des riches ? » La réponse étant contenue dans la question, il élabore dès 1789 une « Constitution ou projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen, suivi d’un plan de Constitution juste, sage et libre. » Le révolutionnaire demande que chaque citoyen – cela ne comprend pas les seuls hommes – participe activement à l’exercice politique, qu’il soit réellement souverain. Dans ses écrits, dans ses actions de militant puis de député, il oeuvre en ce sens. Parce qu’il est un « démophile » – le terme est tombé en désuétude –, il est guidé par une conviction profonde, et la résume en des termes qui résonnent encore aujourd’hui : « le peuple, le petit peuple, si méprisé et si peu méprisable. » Vovelle écrit d’ailleurs : « La personnalité de Marat lui assure une place à part au rang des grands révolutionnaires. L’affection que les groupes populaires ont conservé pour sa mémoire est l’effet en retour de l’investissement non mesuré qui lui a fait adopter la cause du peuple […]. »

Marat n’est pas honni – seulement – du fait de la violence qu’il prônait -, appliquée contre d’autres par ses ennemis politiques, mais parce qu’il était le phare des Démocrates avancés.


* »Brissoteurs », à partir de Brissot, chef de fil des Girondins. Entendre « casseurs », « destructeurs ». Brissot aurait déclaré : « Le peuple doit rentrer chez lui et laisser à ceux qui ont plus d’esprit que lui la peine de gouverner » – ce qu’il contesta avoir dit, durant son procès.


Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia a grandi et vécu dans la banlieue Ouest d'Aix en Provence. Il est engagé dans des réseaux d'éducation populaire depuis une vingtaine d'années. Militant laïque, républicain radical, il réalise actuellement une thèse de Doctorat d'Histoire moderne sur la sociabilité politique pendant Révolution française. Il est également professeur de Karaté-Do et éducateur sportif professionnel.


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