De Marseille à Aix : la Provence au cœur de la Révolution française

De Marseille à Aix : la Provence au cœur de la Révolution française

Je vous propose de faire un voyage dans le temps, au cœur d’une Provence agitée, où grondait déjà ce peuple français, brave et insoumis, annonçant l’effondrement d’un monde ancien, et la naissance d’une nation politique. Car avant d’emporter Paris et Versailles, la Révolution s’est d’abord embrasée dans les provinces du royaume de France, là où le peuple ressentit plus tôt et plus brutalement la faim, la privation, les injustices et les inégalités. Comment comprendre l’irrésistible ascension d’un petit nobliau corse, promis à renverser tous les trônes, sans revenir aux forces profondes qui ont secoué la France pendant ces quelques années décisives ? La Provence n’a pas seulement été spectatrice de la Révolution : elle l’a portée, inspirée, construite, et parfois même combattue. Et dans ce théâtre du Midi provençal, entre élans patriotiques et vieilles fidélités à un ordre ancien, se jouait déjà l’affrontement entre l’Ancien Régime et la Nation naissante, celle qui a permis l’avènement du Consulat et de l’Empire. 

La Provence en pleine ébullition, Mirabeau aux aguets
Nous sommes au tout début du printemps 1789, et la Provence est en pleine ébullition. L’hiver a été rude, les récoltes ont été mauvaises, et le blé coûte cher. Louis XVI, qui doit faire face à une dette abyssale, vient de convier les baillages et sénéchaussées du royaume de France à rédiger leurs doléances ; mais avant même que l’encre des cahiers ne sèche, le peuple va exprimer ses remontrances d’une manière brutale. 

Dès le 11 février, Honoré Gabriel Riqueti, comte de Mirabeau, publie un appel à la Nation provençale. Contesté dans son droit de siéger parmi les possédants-fiefs de Provence, il fulmine qu’on veut l’empêcher de siéger à l’Assemblée des États-Généraux, et accuse le marquis de La Fare, consul d’Aix, d’être hostile aux Communes et à l’égalité politique. Ce texte fait l’effet d’une étincelle au sein de la population provençale : si un noble comme Mirabeau commence à s’exprimer comme le peuple, c’est que quelque chose est en train de se fissurer dans l’ordre établi.

Statue du comte de Mirabeau, Palais de Justice, Aix-en-Provence

Les idées révolutionnaires commencent alors à s’exprimer dans les cahiers de doléances, dont la rédaction s’étale entre mars et avril 1789, dans les sénéchaussées de Marseille, d’Aix, de Toulon, d’Arles, ou de Brignoles. Par exemple, même à Aix, pourtant de réputation plutôt favorable à la monarchie bourbonienne, le peuple réclame le doublement du tiers, le vote par tête, l’inviolabilité des députés, l’accès à tous les emplois, la liberté de la presse, l’abolition de la vénalité des offices, la révision générale des impôts, la liberté du commerce, la suppression de la dîme et du casuel, la vente des biens ecclésiastiques, la suppression de l’ordre du clergé, et des réformes profondes des droits de la noblesse.

Les premières émeutes populaires en Provence 
Dès le mois de mars, en pleine rédaction des cahiers, on voit apparaître quelques soubresauts de révolte : le 14 mars, sous l’effet de la cherté des grains, une foule de paysans attaque l’évêque de Sisteron, de passage à Manosque, qu’ils accusent d’apporter sa protection à un accapareur de grains : on lui lance des pierres, des mottes de terre et des boules de neige. Le 18, c’est au tour des Pertuisiens de se soulever et d’accuser les fermiers des moulins de la ville de concourir à l’augmentation des prix des grains.  

Mais l’explosion a vraiment lieu entre le 23 mars et le 1er avril 1789 : des émeutes populaires éclatent alors partout en Provence, de Marseille à Aix, en passant par Toulon, Allauch, Hyères, Pertuis (à nouveau, le 26), La Seyne, Saint-Maximin, Brignoles, La Ciotat, Aubagne, Meyrargues, Grasse, et Rians. C’est l’embrasement, et il ne se passe pas un jour durant cette période sans qu’une émeute éclate en Provence.

Le 23 mars, les Marseillais attaquent la maison de Rebuffel, le directeur des fermes qui perçoit l’impôt alimentaire. Ne le trouvant pas, la foule marche droit sur l’Hôtel de Ville. Les portes cèdent, les autorités municipales sont renversées, et une garde citoyenne se forme aussitôt, dans un geste clair : la ville entend se gouverner elle-même. Pendant plusieurs mois, Marseille maintient une sorte de gouvernement municipal, suspend les taxes les plus impopulaires, et impose sa volonté au pouvoir royal. Dans une France encore officiellement absolutiste, c’est une audace inouïe — et même un séisme politique. La répression royale finit par arriver à la fin mai, lorsque les troupes sous le commandement du comte de Camaran entrent dans Marseille. Mais le pouvoir royal arrive trop tard. Marseille a appris qu’elle pouvait tenir debout sans lui. Et surtout, la population vient de comprendre que l’autorité, désormais, n’est plus un principe sacré : c’est une force qu’on peut contester, renverser, et même remplacer.

Le 25 mars, la fièvre atteint Aix-en-Provence. Vers deux heures de l’après-midi, une émeute éclate, place de l’Hôtel de Ville. La Fare, premier consul d’Aix, est hué, conspué, et même menacé, par une foule en colère. Redoutant d’être pris à partie, les consuls fuient par une fenêtre latérale pour échapper au lynchage. Ils ne reviendront jamais en ville. On force ensuite les greniers publics, puis ceux de particuliers mieux pourvus. En revanche, à la différence de Marseille, Aix ne va pas plus loin, et l’armée bourgeoise envoyée parvient rapidement à réprimer l’émeute. Cette fièvre restera dans l’histoire comme une simple émeute de subsistance, tout du moins jusqu’à un épisode tragique de 1790.

C’est une révolte ? Non, Sire, c’est une Révolution ! 
Entretemps, un Aixois allait bientôt causer des remous considérables dans la capitale. En avril 1789, Mirabeau parvient en effet à se faire élire député du Tiers-État de la sénéchaussée d’Aix. Il sera député du Tiers aux États-Généraux, un des très rares députés nobles à siéger parmi cet ordre. L’ouverture des États-Généraux a officiellement lieu le 5 mai 1789 dans la Salle des Menus-Plaisirs à Versailles. 

Au début du mois de mai 1789, le premier journal de Mirabeau, les États Généraux, est un événement politique : les deux premiers numéros se vendront à douze mille exemplaires, avant un arrêt du Conseil d’État le 6 mai 1789 prohibant la publication de journaux sans autorisation expresse. Le journal de Mirabeau est saisi. Peu lui chaut ! Mirabeau continue à publier ses comptes-rendus des séances avec ses Lettres du Comte de Mirabeau à ses commettants, puis enfin avec le Courrier de Provence, qui rencontrent tous deux un succès d’audience. L’audace est décidément souvent méridionale ! 

Au mois de juin, tout s’accélère. Le 15, Mirabeau propose aux députés de se proclamer eux-mêmes comme « représentants du peuple français ». Le 17, les députés du Tiers se constituent en Assemblée Nationale, en votant la motion de l’abbé Sieyès par une large majorité (491 voix contre 90). Le 19, le clergé rejoint le Tiers-État, et donc l’Assemblée Nationale. C’en est trop pour Louis XVI, qui interdit l’accès à la salle des Menus-Plaisirs, le jour même. Mais le 20, les 576 députés reprennent la main, se rendent à la salle du Jeu de paume, non loin de là, et font le serment de ne plus jamais se séparer avant d’avoir donné une Constitution au royaume. C’est l’acte de naissance de la souveraineté nationale. 

Lors de la séance royale du 23 juin 1789 aux Menus-Plaisirs, le roi veut reprendre la main sur cet acte de sédition, et ordonne aux députés de se séparer, avant de quitter la salle. Le marquis de Dreux-Brézé rappelle aux députés du Tiers-État les intentions du roi. C’est alors que le flamboyant Mirabeau lui lance cette apostrophe devenue célèbre : « je déclare que si l'on vous a chargé de nous faire sortir d'ici, vous devez demander des ordres pour employer la force ; car nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes ». Mirabeau, l’Aixois, est le premier des révolutionnaires. 

La prise de la Bastille et ses effets en Provence
Le 12 juillet, Necker est renvoyé. C’est l’effroi dans la capitale ! Le « Cicéron bègue » — selon le mot de Chateaubriand — Camille Desmoulins harangue la foule du Palais-Royal, un pistolet à la main, et appelle les Parisiens aux armes, par crainte d’une « Saint-Barthélemy des patriotes ». Le 14 juillet, c’est la prise de la Bastille. C’est un tonnerre qui éclate dans toutes les capitales de l’Europe ! L’absolutisme royal a pris un sacré coup dans l’aile, et d’ailleurs les premiers émigrés nobles quittent le pays en catimini. 

Un an plus tard, à Aix, une statue de la Liberté en plâtre, brandissant la Déclaration des Droits de l’Homme, sera érigée sur la fontaine en haut du Cours Mirabeau. Banderoles, cocardes et chants patriotiques accompagneront cette célébration de la Fête de la Fédération, la première grande fête nationale et patriotique de l’histoire de France. Nous célébrons chaque 14 juillet autant la prise de la Bastille que cette grande messe patriotique qu’est la Fête de la Fédération de 1790, où la monarchie parvint à se réconcilier avec le peuple révolutionnaire — pour un temps, du moins. 

Des clubs politiques et sociétés populaires naissent partout en Provence : les Antipolitiques à Aix, la Société des amis de la Constitution à Marseille, des cercles jacobins à Toulon, Arles et Avignon. On y débat, on y improvise des harangues, on lit les journaux venus de Paris. Dans ces cercles enfumés, parfois installés dans des couvents désaffectés, le peuple se découvre une voix politique. On applaudit Mirabeau, on commente les séances de Versailles, on s’enflamme pour la Nation nouvelle qui semble émerger. La fièvre révolutionnaire gagne peu à peu les esprits.

Pascalis : le dernier souffle du vieux monde
Mais au beau milieu de cette extase patriotique, un épisode tragique va venir entacher l’état d’esprit joyeux qui régnait depuis la Fête de la Fédération. Le 6 septembre 1790, Jean Joseph Pierre Pascalis, avocat, notable et ardent défenseur des libertés provinciales, brave la tourmente en prononçant un discours le 27 septembre 1790 au palais du Parlement de Provence, pourtant officiellement dissous, qui lui sera funeste. La teneur du discours est ouvertement contre-révolutionnaire, provincialiste, et monarchiste. Il y dit l’inquiétude d’une magistrature déliée de ses fonctions, pourfend les idées républicaines, prophétise le retour à la constitution provençale et réaffirme sa fidélité au… comte de Provence, futur Louis XVIII !

Portrait de Jean Joseph Pierre Pascalis, par Joseph Villevieille

En quelques heures, le texte enflamme les royalistes autant qu’il excite l’hostilité des clubs patriotes : la diffusion est interdite, les exemplaires saisis, la ville s’électrise. Dans l’ancienne église des Bernardines, la société des Antipolitiques, menée par l’intraitable abbé Jean-Joseph Rive, une sorte de curé rouge féroce qui réclame ouvertement la tête de Pascalis depuis des mois, s’agite, avant de revenir au calme. Toutefois, le 12 décembre, une échauffourée éclate au cercle Guion, et Pascalis est aussitôt désigné comme l’instigateur des troubles. Convaincus qu’il prépare une insurrection contre-révolutionnaire, les Antipolitiques décident d’agir. Arrêté de nuit au château de la Mignarde par 80 hommes, Pascal est jeté en prison. Deux jours plus tard, une foule chauffée par les meneurs, mêlant patriotes aixois et Gardes marseillais, force les casernes. Les officiers municipaux sont contraints de signer, la main tordue, un ordre livrant le prisonnier au peuple. Sur le Cours, la justice expéditive se déchaîne : Pascalis est pendu à un réverbère, bientôt suivi du marquis Maurellet de La Roquette et du chevalier de Guiramand. Le vieux monde vient de lâcher son dernier souffle. 

Marseille, cœur battant de la Révolution
Si Aix prend par la suite un parti plus conforme à sa réputation de ville conservatrice, Marseille s’embrase. La cité portuaire devient très tôt un foyer de ferveur révolutionnaire : clubs, sociétés populaires, réunions permanentes, patriotisme haut et vibrant. Dans le tumulte du Vieux-Port, la souveraineté n’est plus affaire d’ordres ni de privilèges, mais de nation, d’énergie populaire et de volonté politique. Dès 1791, Marseille apparaît comme la « capitale révolutionnaire du Midi ».

En 1792, vient l’étincelle. Les volontaires provençaux s’emparent d’un simple chant militaire venu de Strasbourg : le « Chant de guerre pour l’armée du Rhin », composé à Strasbourg par Rouget de Lisle dans la nuit du 25 au 26 avril, dans un contexte de guerre contre l’Autriche. Les Parisiens découvrent le chant lorsque les fédérés marseillais font leur entrée acclamée à Paris, le 30 juillet 1792, et le baptisent « la Marseillaise ». Cette appellation symbolisera l’unité de la Nation, de Strasbourg à Marseille.

Le 10 août 1792, les Marseillais sont en première ligne lors de la prise des Tuileries. L’assaut brise la monarchie, fait tomber le trône et ouvre la voie à la République, qui sera proclamée le 22 septembre. Le rôle des Marseillais n’est pas simplement symbolique : ils fournissent des troupes aguerries, une énergie populaire inépuisable et une détermination politique qui participera amplement à la chute du trône — en tout cas jusqu’aux tensions fédéralistes et royalistes qui éclateront à Marseille, un an plus tard, après les journées insurrectionnelles des 31 mai et 2 juin 1793 qui verront la chute des Girondins. 

Dans ce terreau naît l’homme du 18 Brumaire
La Révolution française n’a donc pas jailli seulement de Paris : elle s’est aussi façonnée dans les provinces et particulièrement en Provence. Ici, le peuple marseillais a défié l’ordre royal avant même la prise de la Bastille ; là, Mirabeau a donné une voix à la souveraineté nationale ; ici encore, Marseille a offert aux armées révolutionnaires leur chant, leur ferveur et leur courage jusqu’à la prise des Tuileries et le renversement de la monarchie du ci-devant Louis XVI. C’est dans ce terreau brûlant que la France nouvelle s’est forgée, avant même que Bonaparte n’apparaisse sur la scène nationale et apporte la gloire militaire à la France — d’abord à Toulon en 1793, puis en Italie et en Égypte. La Provence fut donc l’un des laboratoires de la Révolution, tout à la fois bouillonnante, précoce, et parfois même en avance sur Paris : sans elle, le basculement de 1789 à 1792 n’aurait sans doute pas eu la même force ni la même trajectoire.


Marc Lassort

Marc Lassort est à la fois le directeur de publication, le co-fondateur et le développeur du site des Cordeliers. Économiste et politiste de formation, il est passionné de l'histoire de la Révolution française et de l'Empire. Fervent patriote, républicain, laïque et anticlérical, il est convaincu de la nécessité d'écraser l'infâme, selon le mot de Voltaire.


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