Gambetta, ou la théorie de la « République bourgeoise »

Gambetta, ou la théorie de la « République bourgeoise »

A l’occasion de la célébration, en 1872, du 14 juillet, Léon Gambetta prononce un discours au banquet républicain de La-Ferté-sous-Jouarre, en Seine-et-Marne. Il est alors lui-même député républicain de la Seine, et à la tête du journal qu’il a fondé, La République française. Ce discours du 14 juillet 1872, au cours duquel il affirme « […] que c’est par la rencontre, par la fréquentation, par la conversation, que ces deux frères, le paysan et l’ouvrier, l’homme de ville et l’homme de campagne, doivent être réunis et associés par leur frère aîné, celui qui appartient à la bourgeoisie et qui, grâce à une fortune antérieure ou à des sacrifices immédiats, a obtenu une éducation qui doit en faire à la fois un initiateur et un guide », s’inscrit dans un contexte historique et politique complexe qui fait suite à la chute du Second Empire, conséquence immédiate de la défaite française contre la Prusse. Le souvenir de la Commune, l’occupation du territoire et la fragilité de la IIIème République naissante – l’Assemblée est majoritairement conservatrice – pèsent lourdement au moment où « le commis-voyageur de la République » parcours le pays et prononce ce discours.

La défaite française et la chute du Second Empire

C’est nourri du pangermanisme, c’est-à-dire du désir de réaliser l’unité politique, culturelle, de l’Allemagne, en rassemblant les peuples germanophones d’Europe, que le chancelier de Prusse Otto Von Bismarck, fit de son État l’élément central de cette unification. Pour réaliser ce dessein, il doit neutraliser les deux puissances territoriales que sont alors, d’une part, l’Autriche – défaite en 1866 lors de la bataille de Sadowa – et, d’autre part, la France. Face à cette menace, le chef du gouvernement, Émile Ollivier, républicain rallié à « l’Empire libéral », convainquit Napoléon III de déclarer la guerre à la Prusse. Chose faite le 19 juillet 1870. Avec les premières défaites françaises en août, l’Empereur lui-même, à la tête d’une armée, tente de rejoindre le maréchal de Mac-Mahon puis de libérer Metz. Mais Napoléon III est encerclé et défait à Sedan le 2 septembre. Le 4, alors que la nouvelle de la défaite et de la capture de l’Empereur est parvenue à Paris, une foule s’amasse à proximité du Palais Bourbon. Jean-Philippe Dumas[1] précise qu’alors que les députés craignent des débordements et que certains souhaitent une commission parlementaire autour de Thiers, la foule envahit les bancs des députés et réclame véhément la proclamation de la République. Avec quelques députés dont Favre et Ferry, Gambetta rejoint le parvis de l’Hôtel de Ville : la République est proclamée et il s’agit désormais de former un gouvernement de la Défense nationale. Les armées prussiennes poursuivent leur avance et Gambetta quitte en ballon Paris encerclée, le 7 octobre 1870. Il arrive à Tours le 9, d’où il dirigera les Ministères de l’Intérieur et de la Guerre – après la capitulation de Metz le 27 octobre, six-cent-mille hommes se mobilisent dans toute la France.

Bien que proclamée, la République n’est pas assurée de sa survie. Aussi, le 10 janvier 1871, Gambetta « s’est prononcé pour une transition pacifique vers la République. Par principe, il se refuse à tout recours à la force, rappel du coup d’État de Napoléon III, et cherche une issue légale à l’Empire. »[2] Il est rejoint à Tours le 31 janvier 1871 par Jules Simon : l’armistice a été signée le 28. « Le gouvernement veut renoncer à la guerre afin d’organiser rapidement des élections et désigner une assemblée qui aura compétence de négocier le traité de paix avec l’Allemagne »[3].


C’est la volonté de Bismarck, qui voit par ailleurs l’opportunité d’une République en France afin que celle-ci soit isolée diplomatiquement au milieu des monarchies européennes.


La Commune

Une République proclamée – qui n’aura pas de constitution –, mais est-elle pour autant républicaine ? Le 8 février 1871, c’est une majorité conservatrice qui domine l’Assemblée. Quatre-cent monarchistes – légitimistes et orléanistes –, « soit environ deux-tiers des sièges »[4], font face à environ deux-cent républicains, « […] du centre gauche à l’extrême-gauche »[5]. Gambetta, élu dans neuf départements, choisit le Bas-Rhin, mais démissionna le 1er mars. Bientôt, le Traité de Francfort céderait à l’Allemagne les territoires alsaciens et mosellans. La nouvelle assemblée prendra rapidement des mesures perçues comme une succession de provocations : le 15 février, elle supprime la solde de la Garde nationale composée de volontaires ; le 10 mars, l’Assemblée vote la fin des moratoires sur les loyers et les effets de commerce ; de surcroît, elle décide que désormais elle siégerait à Versailles. Adolphe Thiers, qui dirige le Gouvernement, ordonne le 18 mars la confiscation des canons financés par les Parisiens pendant la résistance au siège. Ces canons avaient été mis à l’abri des Prussiens sur la Butte Montmartre par la Garde nationale, en prévision de leur entrée dans la capitale. Le Général Lecomte, à la tête du détachement chargé de confisquer les canons, fait ouvrir le feu, mais une partie des soldats rejoint les insurgés. Lecomte est exécuté.


Les parisiens, qui ont tenu un siège terrible, se sentant déjà trahis par le Gouvernement de la Défense nationale, voient dans les mesures de cette nouvelle assemblée des menaces pour l’existence-même de la République. Va-t-on leur volé leur « révolution » de septembre ? Les militants de la Gauche et la Garde nationale, mus par l’héritage de la « Grande Révolution », pensent que Paris est une lumière qui va éclairer la France. Ils organisent alors des élections le 26 mars 1871 et, en référence à la Commune insurrectionnelle de Paris de la Révolution française, proclament la Commune le 28.


Paris se couvre de barricades et voit les affrontements, pendant deux mois, des Communards et de l’armée des Versaillais. Celle-ci viendrait à bout des insurgés à l’issue de la « Semaine sanglante » : vingt-mille Parisiens seraient exécutés, la Commune serait achevée dans le sang au cimetière du Père-Lachaise. La Commune représente déjà, à l’instar de la Révolution française, une fracture politique.

« Le commis-voyageur de la République »

Le 2 juillet 1871, Gambetta fait son grand retour en politique à l’occasion d’une législative partielle. Élu député dans trois départements, il choisit la Seine. La configuration qui se dessine souligne davantage encore l’incertitude quant à la pérennité de la République. Gambetta évoque d’ailleurs explicitement les projets de restauration monarchique[6]. « Dans la Seine, où 21 sièges sont à pourvoir sur 43, la liste de l’Union de la presse, soutenue par des journaux conservateurs, a 16 élus, cinq étant des « monarchistes décidés » […], les autres sont dans la ligne de Thiers. La Ligue républicaine a cinq élus »[7], dont Gambetta. L’historien Jean-Marie Mayeur explique que si le député est plutôt réservé à l’Assemblée Nationale, « il affirme néanmoins sa présence dans le pays par une campagne de discours qui constitue […] une réelle innovation. »[8] Son objectif est de faire avancer les idées républicaines en ralliant les masses (bourgeois, paysans et ouvriers, les seconds devant se ranger derrière les premiers) au nouveau régime. La République française, son journal fondé le 7 novembre 1871, lui permet de mener ce combat également à travers un organe de presse. C’est par ailleurs une ligne éditoriale « modérée » qui est défendue par Gambetta : « prudence, modération, exactitude d’informations, sûreté irréprochable dans le détail des faits. »[9]


1872, alors que Gambetta parcours le pays, un certain nombre de municipalités républicaines prend l’initiative de célébrer le 14 juillet 1789.


Il s’y associe et c’est à ce titre, dans ce contexte immédiat, qu’il prend la parole au Banquet républicain de La-Ferté-sous-Jouarre, présidé par le Maire, au cours duquel Gambetta « s’adressa aux habitants du Département de Seine-et-Marne et des départements voisins. Sous plusieurs grandes tentes réunies, il aurait rassemblé 1800 personnes selon la République Française du 16 juillet. »[10]

C’est « […] aux heures où la patrie souffre, où elle est envahie, où elle agonise, c’est ce génie vers lequel on se tourne pour lui dire : ‘’Génie réparateur, Génie même de la  France, Esprit de la Révolution : Au secours ! au secours ! car les monarchies m’ont plongée dans l’abîme !’’ »[11] Lorsque Gambetta prononce ces mots, le territoire est encore occupé par les armées allemandes – l’Empire d’Allemagne a été proclamé le 18 janvier 1871, dans la Galerie des glaces de Versailles, et ses armées ne quitteraient le sol français qu’en septembre 1873. Une occupation qui n’est pas sans évoquer la situation de la France à la veille de la prise de la Bastille, du moins Gambetta établit-il une comparaison qui lui semble en la matière évidente. En effet, le 10 juillet 1789, Louis XVI avait remercié son Directeur du Trésor royal, Necker, favorable à certaines réformes demandées par le Tiers, et des bataillons suisses et allemands s’étaient postés sur le Champ de Mars. Mais « […] le parti de la Révolution apparaît et se met résolument à l’œuvre pour arracher le pays au gouffre, à l’abîme prêt à engloutir ce qui reste de la grandeur de la nationalité française ! »[12] Voilà qui pourrait faire écho à la harangue de Camille Desmoulins devant six-mille Parisiens, le 12 juillet 1789, au Palais Royal : « Après ce coup, ils vont tout oser et pour cette nuit, ils méditent, disposent peut-être, une Saint-Barthélemy pour les Patriotes ! […] Aux armes ! Aux armes ! Prenons tous une cocarde verte, couleur de l’espérance. […] C’est moi qui appelle mes frères à la liberté. […] Il ne peut plus m’arriver qu’un malheur, c’est celui de voir la France devenir esclave ! »[13] Gambetta voit en 1872 comme en 1789 une lutte contre l’oppression des tyrans tout à la fois qu’un combat contre les soldats étrangers qui s’étaient rangés aux ordres du despotisme ; une lutte menée par un Tiers-État uni : « […] tous assemblent leurs efforts contre le Royal-Allemand, les Suisses et les lansquenets et contre les tyrans, pour renverser une Bastille de pierres, mais pour détruire la véritable Bastille : le moyen âge, le despotisme, l’oligarchie, la royauté ! »[14] En ce 12 juillet 1789, le Prince de Lambesc, qui commandait le Royal-Allemand, fit charger la foule aux Jardins des Tuileries. « Au cri de : On massacre le peuple ! Les électeurs, les échevins, s’assemblent à l’Hôtel de ville. Les gardes françaises se soulèvent et se réunissent aux citoyens, organisés bientôt en compagnies bourgeoises qui prennent le nom de gardes nationales. »[15]


Ce qui court tout au long du discours du député républicain est porté par la perception d’abord, d’un Tiers-État uni, rassemblant sa part « plébéienne », c’est-à-dire la plus populaire – les artisans, les ouvriers, les paysans, les petits commerçants, … – et ses éléments fortunés et instruits – les bourgeois, hommes de loi, grands propriétaires, … – et ensuite, que cette révolution de 1789 fut conduite par cette bourgeoisie instruite et riche.[16]


Par ailleurs, la Révolution comme l’alliance scellée des élites bourgeoises et du peuple était déjà une perception avancée par Antoine Barnave, avocat, membre de la Société des Amis de la Constitution séante au couvent des Jacobins et député de la Constituante. Ainsi, dans le cadre de l’analogie établie par Gambetta, il convient en 1872, alors qu’est encore « à disputer […] jusqu’au nom même de la République », de recouvrer cette unité française jadis scellée, « rapprocher le bourgeois de l’ouvrier, l’ouvrier du paysan », mais aussi et surtout que ces deux derniers soient « réunis et associés par leur frère aîné, celui qui appartient à la bourgeoisie. » En effet, s’il apparaît nécessaire à ses yeux, en 1872 comme en 1789, de réaliser « l’établissement de la justice et du droit », menacés encore et toujours par « les efforts associés de l’Église et de l’aristocratie », cette réalisation ne peut s’opérer selon lui que si la bourgeoisie guide le peuple, que si le peuple consent à ce que le progrès n’advienne que par la légalité, renonçant ainsi à l’usage de la force et de la violence. Rappelons que si « Gambetta revendique l’appartenance au radicalisme face aux républicains amis de Thiers, « républicains de raison », comme il le dirait quand leur alliance serait nécessaire »[17], il entend la République comme étant « par excellence, le régime de la dignité humaine ». Une conception philosophique qui le conduit en réalité à se ranger dans le courant des « républicains opportunistes » – la frange « modérée », face aux « républicains radicaux », comme Clémenceau à cette époque, – ce qui conduit Pierre Barral à écrire que « L’orateur s’adapte à ses auditoires. À Angers, au cœur de l’Ouest, il veut bien reconnaître « le magnifique développement de la monarchie qui a fait la France avec le concours, avec les efforts associés du peuple, de la bourgeoisie et de la noblesse. […] Ce passé a fourni sa carrière, c’est une force épuisée, dont la source est tarie et qui doit disparaître pour faire place à un monde nouveau qui commence. »[18]
À l’aube de cette IIIème République menacée dans son existence-même, alors que les républicains, en 1830, s’étaient opposés à la Monarchie de Juillet puis, après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, au Second Empire, il leur était impossible de ne pas revendiquer la Révolution française.


Mais cette Gauche, ou plus précisément ce parti républicain, fut divisé quant à l’héritage légué par « la Grande Révolution », certains historiens et des hommes politiques procédant de facto à une sorte de « travail de prélèvement » – le traumatisme généré par la Révolution de 1848 en était une des causes immédiates. De surcroît, la parution en 1865 de La Révolution française d’Edgar Quinet, historien républicain souhaitant l’instauration d’un régime « modéré », rendait possible la compatibilité de la « révolution libérale » – disons l’héritage girondin – et de la République tout en mettant à distance « la dictature montagnarde » et ce qui était alors présenté comme les excès de la Révolution.


La citation rapportée précédemment par Pierre Barral[19] nous rappelle que Gambetta était de ces républicains qui pensaient, à l’instar de l’aristocratie libérale, que la Révolution était inévitable, qu’elle avait même été nécessaire, mais qui n’admettaient pas l’entrée du peuple en révolution, les mesures sociales de la Révolution française et qui rejetaient logiquement la politique de salut public associée à « la Terreur »[20]. Aussi, se rattachant à la vision de certains acteurs de l’époque – Madame de Staël, Benjamin Constant – ou à l’interprétation d’auteurs tels que Tocqueville ou Quinet, Gambetta, par la nature de ses propos, s’inscrit dans le courant interprétatif « libéral », lequel procède à une dichotomie entre ce qui aurait été « la bonne révolution » et « la mauvaise révolution ».

L’historiographie libérale de la Révolution française prend sa source déjà avec des acteurs des événements – nous évoquions plus haut la fille de Necker, Madame de Staël. Ce courant interprétatif, plutôt favorable aux Girondins, est foncièrement hostile aux Montagnards, rendus responsables de ce qui est assimilé à une sorte de fureur sanguinaire. Alphonse de Lamartine écrirait d’ailleurs à la veille de la Révolution de 1848, dans son Histoire des Girondins : « Jamais les faiblesses n’engendrèrent plus vite les fautes, les fautes les crimes, les crimes le châtiment. » Il va jusqu’à écrire de Saint-Just qu’il était « le fanatisme de la Révolution » et, convoquant son talent poétique, couche sur le papier que « Les têtes de ces hommes tombent une à une, les unes justement, les autres injustement ; […] Après cinq ans, la Révolution n’est plus qu’un vaste cimetière. »[21] On prend mieux la mesure, dès lors, de ce que sous-entend Gambetta lorsqu’il dit « […] combien nous avons à faire pour n’avoir pas à subir une comparaison véritablement fâcheuse pour nous. » Cette lecture questionnait depuis longtemps le rapport ambivalent des libéraux à la Révolution, favorables aux réformes jugées nécessaires[22], tout en attaquant la politique et les mesures sociales du Côté gauche de la Convention – le projet de république sociale et la révolution démocratique étant généralement qualifiées « d’anarchie » –, ainsi les deux historiens arrivés d’Aix en Provence, Auguste Mignet et Adolphe Thiers. Pour ce courant historiographique, le véritable dessein de la Révolution était de mettre fin à la féodalité et de permettre l’émergence de la société moderne, le transfert de l’exercice du pouvoir devant logiquement aller entre les mains de la classe qui était, selon lui, en mesure de l’assumer : la bourgeoisie. Barnave n’avait-il pas dit « une nouvelle distribution de la richesse entraîne une nouvelle distribution du pouvoir » ? Dans cet ordre des choses rigide, toute velléité démocratique apparaît comme une forme de perversion de l’esprit initial de la Révolution.[23] Il conviendra cependant de noter que chez Michelet justement, on lit une forme de messianisme du Peuple, du peuple français en mouvement, celui-ci écrivant même que « le peuple valut généralement mieux que ses meneurs. »[24]

Jules Ferry, également « républicain opportuniste », n’hésiterait pas à faire référence explicite à la thèse de Quinet. Ainsi, qualifiant « l’apologie de la Terreur » de « fantaisie historique », il déclarerait que Quinet « […] marche droit au monstre. Il fait leur procès à la dictature révolutionnaire, à la Terreur ; il en nie la nécessité, il affirme que la Révolution pouvait se sauver par la justice. »[25], et ce avant une brève apologie des Girondins.

Les « radicaux » se référaient au courant historiographique dit « républicain », ou encore « jacobin » : celui-ci décrit une histoire sociale de la Révolution française, percevant en effet un grand mouvement populaire dans l’événement, dont les acteurs avaient souhaité la réalisation d’une République sociale. Ils voient dans la Montagne l’émergence d’un pouvoir démocratique, dans sa dictature et l’adoption des mesures de salut public la nécessité d’une politique d’exception commandée par le contexte de l’an II. Ainsi, Louis Blanc ; il écrivit : « […] la terreur ne fut pas un système. Elle fut, ce qui est bien différent, un immense malheur, né de périls prodigieux… »[26]


À l’instar de la République romaine affrontant des temps exceptionnellement graves, la jeune République française avait le devoir de se doter des moyens de sa survie. Blanc poursuivait : « La Révolution déchira les flancs de la liberté parce qu’elle fut engendrée, aussi fatalement que l’enfant, à son entrée dans la vie, déchire les flancs de sa mère… […] La Terreur, préparée par des siècles d’oppression, provoquée par d’effroyables attaques, et stimulée par les dangers d’une lutte de Titans, sortit des entrailles de l’histoire. »[27]


Voilà qui devait faire écho aux paroles de Saint-Just : « Que serait devenue une République indulgente contre des ennemis furieux ? Nous avons opposé le glaive au glaive, et la liberté est fondée, elle est sortie du sein des orages. Cette origine lui est commune avec le monde, sorti du chaos, et avec l’homme, qui pleure en naissant. »[28] Les historiens du courant républicain prennent la défense des meneurs du « parti démocratique », qui ont été calomniés. Auguste Peyrat, qui s’opposa véhément à la lecture de Quinet, écrirait par exemple que ce dernier « […] a outragé les hommes les plus purs, les plus dévoués, ceux qui ont rendu les plus grands services […] des hommes qui ont accompli les plus grandes choses dont son [le « parti démocratique »] histoire se compose. »[29] L’un des premiers historiens à s’inscrire dans ce champ républicain fut Albert Laponneraye. Socialiste, il ne se contenta pas d’expliquer que la Révolution française résultait des abus d’un système oppressif, à bout de souffle, sabré tant par l’absolutisme royal que par les lumières de la philosophie. C’est parce qu’au « […] tiers-état et au peuple [allait] le fardeau des impôts et la plus humiliante servitude »[30] qu’il fallut compter sur la dimension foncièrement sociale de la Révolution française : « […] une révolution profonde, radicale, égalitaire, qui devait descendre jusque dans les entrailles de la société pour en opérer la régénération complète. »[31]


De surcroît, en ces temps où la République était aux mains des conservateurs et durant lesquels la Commune avait été réprimée dans le sang, ces historiens pensaient que questionner la Révolution française était une œuvre d’utilité publique. Parce que, d’une certaine manière, la Révolution n’était pas achevée, elle disait des choses aux contemporains de Gambetta.


La Révolution apportait des réponses au « parti démocratique »[32], – ce qu’avait bien perçu les historiens contre-révolutionnaires[33]. Les historiens de ce courant interprétatif percevaient de surcroît dans les meneurs montagnards des exemples de vertus[34], comme c’est perceptible dans l’œuvre d’Alphonse Esquiros, lequel écrirait : « […] j’admirais au fond du cœur le désintéressement de ces hommes de 93 qui avaient tenu dans leurs mains toutes les fortunes avec toutes les têtes. »[35] Une historiographie républicaine qui eut sur sa gauche une lecture marxiste, celle-ci voyant dans la Révolution un soulèvement de la bourgeoisie. Peut-être pouvons-nous également évoquer les anarchistes qui, à la suite de Blanqui, voyait dans la figure de Robespierre « le parti prêtre », défenseur du culte catholique.

Enfin, il nous faut aborder l’historiographie contre-révolutionnaire. Portée par des historiens légitimistes attachés à la monarchie catholique de droit divin, elle ne trouve évidemment aucune grâce à la Révolution, même dans son interprétation libérale. Pour décrire les événements, elle recourt dès l’origine au champ lexical de la conspiration et de la sauvagerie, le révolutionnaire « animalisé » étant assimilé au barbare vandale ou à l’esclave noir. Ainsi, sous le Directoire déjà, l’abbé Barruel faisait de la révolution une conspiration maçonnique, la société s’étant prolongée dans un « monstre », le club des Jacobins, celui-ci étant qualifié de secte. Barruel rejette le projet des Jacobins non moins pour les violences révolutionnaires – bien que condamnées – que pour ses enseignements : « […] les hommes sont tous égaux et libres ; au nom de cette égalité, de cette liberté désorganisatrices, foulant aux pieds les autels et les trônes ; au nom de cette même égalité, de cette même liberté,  appelant tous les peuples aux désastres de la rébellion et aux horreurs de l’anarchie. »[36] Si l’on comprend que l’historiographie contre-révolutionnaire sert le parti de l’ordre, on comprend que c’est la démocratie qu’elle qualifie « d’anarchie ». De là, « […] sont commises toutes ces grandes atrocités qui ont inondé un vaste empire du sang de ses pontifes, de ses prêtres, de ses nobles, de ses riches, de tous ses citoyens de tout rang, de tout âge, de tout sexe. »[37] Après la Révolution, d’autres auteurs prirent la suite de Barruel. En 1830 déjà, alors que les Trois Glorieuses avaient abouti non à la République mais à la Monarchie de Juillet, l’idée de la conspiration était de nouveau convoquée, cette fois-ci pour anéantir cette période la plus honnie des contre-révolutionnaires : la Convention montagnarde[38]. C’est bel et bien la République démocratique et sociale que Nettement attaque dans ses Études critiques sur les Girondins : « […] de tous côtés on travaille, dans les régions intellectuelles, à la réhabilitation historique de la démocratie pure. »[39]


Il faut donc, pour empêcher les idées de 93 « de s’emparer de la direction de la société française », les discréditer, les anéantir ; car le parti de l’ordre l’avait bien compris, c’était la condition sine qua non pour prévenir une nouvelle révolution[40].


L’historiographie contre-révolutionnaire, ici avec Nettement, se livre donc un combat pour ne pas laisser « s’accréditer l’idée de la démocratie pure », pour ne pas la laisser « mettre en pratique son système »[41].

Ce 14 juillet 1872, Gambetta déclara : « C’est une pensée pieuse que de fêter et de célébrer la grande date de la Révolution française en recherchant avec calme, avec sang-froid, avec résolution ce qui a été commencé par nos pères […] ce que nous avons laissé d’incomplet et d’inessayé dans leur héritage. »[42] Il inscrit donc clairement son « programme » dans une logique qui est celle d’un ordre républicain compatible avec la vision libérale, c’est-à-dire celle d’un régime « modéré », d’une « République bourgeoise ». Il avait déjà déclaré, le 18 avril au Havre : « Le parti républicain non seulement ne peut être taxé de factieux, et ce n’est pas un parti de révolution, mais c’est un parti de conservation qui garantit le lendemain et qui assure le développement pacifique, légal, progressif, de toutes les conséquences légitimes de la Révolution française. […] Il importe que la conduite du parti républicain soit calme, sage, prévoyante […] car la France n’a jamais demandé que deux choses à un gouvernement : l’ordre et la liberté. »[43] Voilà qui résonne davantage avec la Déclaration des Droits de 89 qu’avec celle de 93. « Il faut revenir à la première, à la féconde pensée de 1789 »[44] : Gambetta se rattache à cette période de la Révolution où les éléments les plus populaires se laissaient conduire par la bourgeoisie.


Le 10 août 1792, un autre temps commençait : la prise des Tuileries par le peuple de Paris et les volontaires du Midi, le Roi contraint de se réfugier à l’Assemblée, les gardes suisses tués. Les éléments populaires de la Révolution venaient de dicter la conduite à tenir, l’Assemblée perdit la main.


1792 fait aussi écho aux massacres de septembre : des suspects dans les prisons se réjouissent des défaites et attendent leur libération, on exécute alors des prisonniers, dont certains de droit commun.

Pour l’historiographie libérale et les partisans de la « République modérée », qui voient en 1789 une « révolution respectable » établissant une société d’ordre social, 1792, bien avant 93, symbolise un « basculement »[45], un passage en force du peuple. Ainsi, par ce compromis politique, Gambetta pense ne pas prêter le flanc aux attaques des contre-révolutionnaires et marquer la distance avec les massacres de septembre 1792, avec ce moment de basculement qui aboutirait, l’année suivante, à l’initiative notamment de la Commune insurrectionnelle de Paris, aux Journées des 31 mai et 2 juin, à la Convention montagnarde et à ce que les thermidoriens appelleraient, a posteriori, « la Terreur »[46]. En se rattachant à ce premier moment, cette année qui enveloppe « les journées les plus décisives de la Révolution », c’est bel et bien le parti de Quinet que pris, à l’instar de Ferry, Gambetta : « Oui, quelque calomniés que soient aujourd’hui les hommes et les principes de la Révolution française, nous devons hautement les revendiquer, poursuivre notre œuvre, qui ne sera terminée que lorsque la République sera accomplie ; mais j’entends par ce mot, – la République – la diffusion des principes de justice et de raison qui l’inspiraient, et je repousse de toutes mes forces l’assimilation perfide, calculée, de nos adversaires avec les entreprises de la violence. »[47]

[1]
Jean-Philippe Dumas, Gambetta, le commis-voyageur de la République, Belin 2011

[2]
Ibid. p.46

[3] Ibid.

[4]
Jean-Marie Mayeur, Léon Gambetta, La Patrie et la République, Fayard 2008, p. 133

[5]
Ibid.

[6]  Lignes 88 – 89, il est question des « […] sycophantes et des sophistes qui préparent ouvertement des restaurations. »

[7] Jean-Marie Mayeur, Léon Gambetta, La Patrie et la République, Fayard 2008, p. 150. Mayeur souligne tout de même une poussée républicaine en province : « 99 sièges sur 114 dans les 47 départements concernés [par la législative partielle] ».

[8] Ibid.

[9]
Jean-Philippe Dumas, Gambetta, le commis-voyageur de la République, Belin 2011, p. 60

[10] Jean-Marie Mayeur, Léon Gambetta, La Patrie et la République, Fayard 2008

[11] Lignes 76-79

[12]
Lignes 81-83

[13] Hervé Leuwers, Camille et Lucile Desmoulins, Fayard, 2018

[14] Lignes 38-40

[15]
Charles-Aimé Dauman, Louis Grégoire, histoire contemporaine, de 1789 à la Constitution de 1875, comprenant l’Histoire générale du monde et particulièrement de la France dans ses rapports avec les États de l’Europe et les autres parties du globe, Nouvelle édition, C. Delagrave, Paris, 1883 ; source BNF

[16]
« Paris formait comme un faisceau où le bourgeois, l’ouvrier, le peuple, tout le peuple, ce que l’on appelait le Tiers, concourrait sans division, avec une unité admirable, à l’œuvre nationale de la Révolution française […] vous les trouverez tous réunis, depuis le penseur, le publiciste, l’ouvrier, le garde-française, l’électeur, le marchand, jusqu’au simple tâcheron ! », lignes 32-36

[17] Jean-Marie Mayeur, Léon Gambetta, La Patrie et la République, Fayard 2008, p. 155

[18]
Pierre Barral, Léon Gambetta, Tribun et stratège de la République (1838-1882), Éditions Privat, 2008, p. 132

[19] Citation p. 5 du présent devoir.

[20] « Lorsqu’une réforme est devenue nécessaire, et que le moment de l’accomplir est arrivé, rien ne l’empêche, et tout la sert. […] et le bien s’opère comme le mal, par le moyen et avec la violence de l’usurpation. », Auguste Mignet, Histoire de la Révolution française, 1824, Introduction.

[21] Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, 1847, Préface.

[22] « Cette Révolution n’a pas seulement changé le pouvoir politique, elle a changé toute l’existence intérieure de la nation. Les formes de la société du moyen âge existaient encore. Le sol était divisé en provinces ennemies ; les hommes étaient distribués en classes rivales. La noblesse avait perdu tous ses pouvoirs, quoiqu’elle eût conservé ses distinctions ; le peuple ne possédait aucun droit ; la royauté n’avait pas de limites, et la France était livrée à la confusion de l’arbitraire ministériel, des régimes particuliers et des privilèges de corps. À cet ordre abusif la Révolution en a substitué un plus conforme à la justice et plus approprié à nos temps. Elle a remplacé l’arbitraire par la loi, le privilège par l’égalité ; elle a délivré les hommes des distinctions des classes, les sols des barrières des provinces, l’industrie des entraves des corporations et des jurandes, l’agriculture des sujétions féodales et de l’oppression des dîmes, la propriété des gênes des substitutions, et elle a tout ramené à un seul état, à un seul droit, à un seul peuple. Pour opérer d’aussi grandes réformes, la Révolution a eu beaucoup d’obstacles à vaincre, ce qui a produit des excès passages à côté de ses bienfaits durables. », Ibid.

[23] « La Révolution, qui n’était dans son principe que le triomphe du droit, la résurrection de la justice, la réaction tardive de l’idée, contre la force brutale, pouvait-elle, sans provocation, employer la violence ? », Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, 1847, Préface.

[24] Ibid.

[25] Dans le journal le Temps, 1866

[26] Louis Blanc, dans sa lettre au journal le Temps, le 22 février 1866.

[27] Ibid.

[28] Discours du 16 avril 1794, à la Convention.

[29]
Auguste Peyrat, La Révolution et le livre de M. Quinet, 1866, Préface.

[30] Albert Lapponneraye, Histoire complète de la Révolution française, 1838, chapitre Ier : « Causes générales de la Révolution française ».

[31] Ibid.

[32] « Et ici, s’occuper de la vérité, c’était s’occuper des plus sérieux intérêts du parti démocratique. […] L’identité permanente du parti démocratique implique […] la connaissance des événements à travers lequel il s’est formé […] », Auguste Peyrat, La Révolution et le livre de M. Quinet, 1866, Préface.

[33] « Lors donc que l’on voit les hommes et les idées de 93 prendre faveur dans les hauteurs intellectuelles, on peut et on doit craindre que les faits qui correspondent à ces idées, ne se produisent dans le domaine de la politique. », Alfred Nettement, Etudes critiques sur les Girondins, De Signy et Dubey Editeurs, 1848.

[34] « […] c’était l’âme d’une époque qui n’a jamais eu d’égale dans l’histoire. », Alphonse Esquiros, Histoire des Montagnards, Librairie de la Renaissance, 1847, Introduction, I, Mes témoins.

[35] Ibid.

[36] Augustin Barruel, Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme, 1797, Discours préliminaire.

[37] Ibid.

[38]
« On dirait qu’une conspiration s’est ourdie, dans les régions intellectuelles, pour réhabiliter les hommes et les faits de cette époque. » Alfred Nettement, Etudes critiques sur les Girondins, De Signy et Dubey Editeurs, 1848.

[39] Ibid.

[40] « Si l’on ne prévient pas la révolution par une réforme nationale […] on sera emporté par le courant vers les écueils. », Ibid.

[41]
Ibid.

[42] Lignes 8-11

[43]
Jean-Philippe Dumas, Gambetta, Le commis-voyageur de la République, Belin 2011

[44] Ligne 91

[45] « Nous verrons par la faute de qui, après s’être ouverte sous de si heureux auspices, elle [la Révolution] dégénéra si violemment », Auguste Mignet, Histoire de la Révolution française, 1824, Introduction.

[46] « Quoique puissent dire les fanatiques de l’Assemblée, quoique puissent écrire les sycophantes de la presse, jamais ils n’arriveront à pervertir la conscience publique à ce point qu’elle nous confonde, dans des terreurs momentanées, avec les hommes que, pour son malheur et pour le nôtre, Paris en des jours de fièvre et de désespoir a laissé se mettre à sa tête et à compromettre la cause de la Révolution française […], Pierre Barral, Léon Gambetta, Tribun et stratège de la République (1838-1882), Éditions Privat, 2008, p 91.

[47]
Jean-Philippe Dumas, Gambetta, le commis-voyageur de la République, Belin 2011


Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia a grandi et vécu dans la banlieue Ouest d'Aix en Provence. Il est engagé dans des réseaux d'éducation populaire depuis une vingtaine d'années. Militant laïque, républicain radical, il réalise actuellement une thèse de Doctorat d'Histoire moderne sur la sociabilité politique pendant Révolution française. Il est également professeur de Karaté-Do et éducateur sportif professionnel.


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