Les hiérarchies sociales dans les mondes extra-européens

Les hiérarchies sociales dans les mondes extra-européens

La question des hiérarchies sociales dans les sociétés modernes appellerait logiquement à interroger le concept de modernité afin de tenter de le définir. Pierre-François Souyri, éminent spécialiste du Japon, a démontré que la notion était complexe et qu’il était difficile d’en établir une définition figée[1], « dont on pourrait débattre à l’infini ». Mais cette réserve posée, avançons dans notre étude et puisqu’il est question du Japon, attardons-nous sur le regard des occidentaux – marins portugais ou missionnaires jésuites – posé sur cette société singulière. C’est en 1579 qu’Alessandro Valignano débarqua au Japon. Missionnaire de la compagnie fondée par Ignace de Loyola, la Compagnie de Jésus, il avait pour tâche de réorganiser la mission du Japon. Mais le jésuite arrivait dans un contexte difficile qu’il dut cerner puis comprendre, afin d’expliquer les difficultés de l’évangélisation dans cette contrée lointaine. Évangéliser, mais surtout asseoir l’Église, nécessitait des soutiens financiers.


Si en Europe, les seigneurs pouvaient être « une force d’appoint » en la matière, il en était tout autrement au Japon. En dehors de Nagasaki, peu de Japonais s’étaient convertis, et exception faite du seigneur d’Arima, Harunobu, baptisé par Valignano, peu d’aristocrates d’importance s’étaient également convertis ni même portés sur le christianisme.


Tout d’abord, il nous faut rappeler que depuis le XIIème siècle, le pouvoir politique au Japon était entre les mains de la caste des bushi[2] – guerriers -, les samurai[3]. Lorsque Valignano posa le pied au Japon, le pays était en pleine guerre civile : le sengoku-jidai – la « période des provinces en guerre », 1490 – 1600. Bien qu’en 1575, Oda Nobunaga, qui avait amorcé la première campagne d’unification du pays, obtint une victoire décisive à la bataille de Nagashino, les daymio[4] étaient plus préoccupés par l’entretien des armées à mobiliser que par cette religion qui arrivait de l’ouest. Les missionnaires furent également confrontés à la pauvreté de la population. De surcroît, la domination sur le Japon de Toyotomi Hideyoshi[5] allait davantage encore figer cette société, ce qui nous intéressera dans le cadre de notre étude : « la chasse aux sabres » ne permettait plus aux hommes d’extraction populaire – ce qu’était pourtant Hideyoshi – d’intégrer cette élite guerrière. Voilà qui semblait instaurer une forme de « noblesse d’épées ». Si Valignano et les missionnaires jésuites avaient relevé les difficultés posées par les spécificités japonaises, auxquelles il convenait de s’adapter pour évangéliser, les marchands portugais avaient néanmoins souligné les comparaisons avec l’Europe d’alors. Ces seigneuries étaient pareilles à des principautés, l’on établissait des parallèles avec les Républiques italiennes – Florence, Venise[6].

Face à ces difficultés particulières, les missionnaires durent se poser la question de la possession de richesses, en contradiction avec leur vœu de pauvreté. Et cette contradiction, acquisition faite, contrevint à leur réputation. Enfin, évoquons le tournant majeur à l’aube du XVIIème siècle : l’un de ces puissants Daimyo, Tokugawa Ieyasu[7], sortit vainqueur en 1600 de la bataille de Sekigahara. Parachevant l’unification du Japon, il fut nommé Shogun[8]. Son bakufu[9], établi à Edo, érigea les vertus confucéennes comme structurantes de la société. Ainsi, une division en classe fut instituée, le système shi-no-ko-sho[10]. Les marchands, au bas de l’échelle sociale, la richesse pécuniaire était-elle d’autant plus déconsidérée ? Rappelons par ailleurs que la richesse des seigneurs était foncière[11] – une réalité qui rendait encore plus délicate la possibilité de soutenir financièrement les missions. Quelle place alors pour le christianisme à l’Ère Edo ? Valignano nous a livré le regard des Européens, Suzuki Shosan, prêtre zen, celui des Japonais. Il écrit :


« Si j’en crois les enseignements des chrétiens, il existe un grand Bouddha appelé Dieu, seul et unique Bouddha, maître du monde et seigneur suprême. […] Ce Bouddha, du nom de Jésus-Christ, est né dans une terre lointaine il y a quelques 1600 ans pour sauver l’humanité. »
[12]. Le prêtre zen réfute le message des missionnaires : « Si Dieu est le maître de l’univers, pourquoi ce dieu a-t-il jusqu’ici négligé d’innombrables nations, en les privant de sa manifestation ? […] ce Dieu-là serait assurément un bien piètre Bouddha »[13] ; et de conclure à l’endroit des Européens : « […] ils sont venus dans ce pays pour y répandre leurs fausses doctrines et leurs enseignements diaboliques. »[14]


Le christianisme, fer de lance de la conquête européenne ? Les Tokugawa ne courront pas ce risque. Leur « règne », marqué par l’isolationnisme –  récemment relativisé –, verra la persécution des chrétiens et la révolte de ces derniers matée à Shimabara en 1638. Un Japon isolationniste, mais néanmoins l’un des pays les plus urbanisé du monde et alphabétisé[15].

L’alphabétisation dans les sociétés modernes amène la question du savoir, du pouvoir qui en résulte, au moins en conférant à son détenteur une distinction, une forme de reconnaissance. Quelles distinctions existaient-ils dans le cadre des sociétés coloniales ? L’exemple de Saint-Domingue ou des îles Caraïbes nous intéressera au premier chef. Les distinctions par le savoir concernaient avant tout les colons blancs, les libres de couleur aussi.


Il conviendra ici de nuancer les idées préconçues autour de rapports basés uniquement sur la couleur. Le statut social et la position économique rendent la réalité plus complexe ; ainsi, le cas illustratif de Toussaint Louverture, esclave de Saint-Domingue affranchi. Il apprit à lire et à écrire et s’installa même dans une plantation.


Le XVIIIème siècle est celui de la rationalisation, une sorte « d’effervescence scientifique » bat son plein. Salons littéraires, sociétés savantes font circuler les idées. L’Académie des Sciences en France ou la Royal Society en Angleterre avalisent recherches et découvertes, asseyent une réputation en apportant leur caution scientifique. Ainsi, les « chercheurs », en métropole ou dans les colonies, ont la possibilité d’adresser à ces institutions prestigieuses le fruit de leurs travaux. Voulant discerner le scientifique du « charlatan », Académie des Sciences ou Royal Society sanctionnent le crédit des mémoires présentés. Diplômes, médailles, statut de membre ou encore représentant de l’institution dans une colonie viennent récompenser le travail et installer une position de prestige. Dans ce cadre, la distinction de l’esclave par le savoir paraît difficile. Pourtant, être esclave et avoir une connaissance des herbes médicinales pouvait permettre à des esclaves « guérisseurs » de bénéficier d’une certaine reconnaissance – Louverture était de ceux-là. On comprendra du reste qu’au-delà de l’homme libre, la question de la couleur ou la qualité de colon ne peuvent être écartées d’un revers de la main. L’engagement des milices de couleur, dans les Caraïbes notamment, est éloquent.

Les empires coloniaux sont vastes, les distances importantes et les frontières repoussées cachent une réalité plus subtile : la maîtrise des territoires n’est pas assurée. Certaines villes, à l’instar de Panama, représentent des intérêts stratégiques particuliers que la fragilité de leur position mettra d’autant plus en évidence. Pour leur protection, les milices de couleur jouèrent un rôle prépondérant, les miliciens protégeant leur ville en même temps que le royaume. La reconnaissance de la couronne d’Espagne par exemple venait récompenser la loyauté. Ainsi, un milicien pouvait monter dans l’échelle des grades, ce qui pouvait entraîner une rivalité avec les colons blancs. Pour pallier le problème, ne pouvant admettre qu’un officier noir ne commande un blanc, descendant du vainqueur, on en vint à diviser les milices.


Noirs ou mulâtres, métisses, blancs, creolles descendants des Européens revendiquant une « double identité », la question de la couleur et plus encore des statuts sociaux amène à s’interroger sur la place des colons, sur le regard porté sur et par la métropole. La position des colons était pour le moins ambivalente. Parce que descendants des conquistadors, de Pizarro et de Cortes, vainqueurs des Empires incas et aztèque, les colons revendiquent cette héritage et ne peuvent par conséquent être considérés comme des indigènes, non moins parce que vaincus payant un tribut que pour un motif de pigmentation de la peau.


Mais ces colons qui avaient pu participer à des révoltes étaient-ils contrôlables, leur loyauté assurée ? Au centre de ces enjeux, le système de l’encomienda[16] qui assurait le prélèvement du tribut et l’expansion coloniale. Mais ces encomenderos revendiqueront au fil du temps au moins autant leur américanité que leur hispanité. Relativement à la première : ils étaient nés et / ou avaient grandi dans le nouveau monde et leur attitude – exactions, révoltes, … – avait suscité la méfiance de la métropole, que souvent ils ne connaissaient pas. Ces Indianos demeuraient néanmoins attachés, pour des raisons que nous avons développées, à leur ascendance espagnole. Les enconmiendas pouvaient-elles se transmettre de manière héréditaire ? Au XVIIIème siècle, leur octroi ne dépendait plus de l’administration locale mais était une prérogative royale. Elles furent même parfois concédées à de nouveaux arrivants ou à des marchands : il n’était de fait pas question de laisser s’installer une aristocratie locale, menace probable pour les possessions du Prince, avec de possibles velléités de « sécession » – cela s’entend d’autant plus si l’on comprend la modernité comme la volonté des monarques de « rabaisser l’orgueil des Grands »[17].

Au centre du rôle des encomenderos, nous l’avons bien compris, l’évangélisation. Mais l’attitude de ces colons ainsi que le sort des Indiens – Indios – furent au centre d’une vive controverse. C’est à la demande de Charles Quint lui-même que s’ouvrit à Valladolid, le 15 août 1550, la controverse qui opposa Bartholomé de Las Casas, favorable à la conversion par la persuasion, les Indiens étant capables de recevoir la foi chrétienne, au chapelain de l’Empereur, Juan Guinès de Sepulveda, partisan de la conversion par la coercition et des travaux forcés pour les Indiens.


Cette question centrale du sort des Indiens et des moyens de l’évangélisation sera constante dans l’après-conquête : convient-il de traduire les noms de Dieu, d’évoquer la Trinité ? « Avoir un nom » est-il analogue à être baptisé ? Les temples des divinités précolombiennes peuvent-ils être assimilés à des églises ? Ce qui était admis du temps des premiers colons ne générerait-il pas des confusions importantes pour les Indiens, assimilés par leur pratique à des idolâtres ayant certes reçu la « bonne nouvelle », mais n’étant pas des chrétiens comme les Européens ? Peut-on les ordonner prêtres ?


Le 12 octobre 1492, l’équilibre du monde fut bouleversé. En repoussant les frontières du monde jusque-là connu, Colomb et Vespucci engagèrent les grands mouvements qui firent sombrer des empires et qui ouvrirent des perspectives inédites pour les monarchies européennes. Faisant suite aux propos du moderniste Yannick Bosc précisant « […] un historien n’est pas quelqu’un qui travaille sur le passé mais un historien c’est quelqu’un qui travaille sur le temps. Un historien c’est quelqu’un qui travaille sur le rapport entre le passé et le présent. Un historien est quelqu’un qui génère dans la société dans laquelle il est le passé dont cette société a besoin […] »[18], il conviendra à l’historien de s’interroger sur les clés de compréhension de cette historiographie des sociétés modernes pour, aussi, décrypter notre temps, où les hiérarchies sociales sont toujours prégnantes. Si le déterminisme des uns se confronte encore aux privilèges des autres, nous pouvons constater que le savoir peut toujours révéler sa puissance émancipatrice et offrir une distinction dans la société – pour la société ? Au fond, l’on pourrait se demander si les sociétés modernes ne se sont pas perpétuées et l’éclairage de l’historien s’avérera utile, tant pour décrypter hier que pour comprendre aujourd’hui.

[1]
Pierre-François Souyri, Conférence « L’Histoire vue d’ailleurs. Le Japon et la modernité », Université de Genèves, 22 mai 2018.

[2]
Transcription des termes japonais méthode Hepburn.

[3] Terme dérivant de saburau, « servir ».

[4]
« Grands seigneurs ».

[5] Ancien général d’Oda, il fut le deuxième grand unificateur du Japon et tenta par deux fois d’envahir la Corée.

[6] Pierre-François Souyri, Conférence « L’Histoire vue d’ailleurs. Le Japon et la modernité », Université de Genèves, 22 mai 2018. Souyri évoque « environ deux-cent soixante seigneuries. »

[7]
Également ancien général d’Oda, il entra en conflit ouvert avec les alliés du fils d’Hideyoshi, Hideyori.

[8] Le titre complet est Sei i tai shogun, « commandant en chef contre les barbares ». Le Shogun était un dictateur militaire.

[9]
Littéralement, « gouvernement sous la tente ».

[10]
« Guerriers-paysans-artisans-marchands », déjà mis en place par Hideyoshi.

[11]
Évaluée en koku, mesure de capacité déterminée en ballots de riz.

[12] Thomas Cleary, La voie du samouraï, pratique de la stratégie au Japon, Paris, Editions Points, collection Sagesses, 2009.

[13]
Ibid.

[14] Ibid.

[15]
Pierre-François Souyri, Conférence « L’Histoire vue d’ailleurs. Le Japon et la modernité », Université de Genèves, 22 mai 2018.

[16] Dans l’Empire espagnol ; le roi confiait – encomendar en espagnol – un territoire et des Indiens – Indios – à un encomendero. Celui-ci avait la charge de favoriser la christianisation des autochtones.

[17] Richelieu.

[18]
Yannick Bosc, au cours de son entretien dans l’émission « Éditions critiques », le 13 septembre 2017.


Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia a grandi et vécu dans la banlieue Ouest d'Aix en Provence. Il est engagé dans des réseaux d'éducation populaire depuis une vingtaine d'années. Militant laïque, républicain radical, il réalise actuellement une thèse de Doctorat d'Histoire moderne sur la sociabilité politique pendant Révolution française. Il est également professeur de Karaté-Do et éducateur sportif professionnel.


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