Compte-rendu de lecture d’ouvrage d’histoire médiévale – Lemire

Compte-rendu de lecture d’ouvrage d’histoire médiévale – Lemire

Compte-rendu de lecture de chapitres dans un ouvrage, Histoire médiévale, Lemire Vincent [sous la direction de], Jérusalem, Histoire d’une ville-monde, Inédit, Collection Champs Histoire, Flammarion, 2016.

Vincent Lemire est historien contemporanéiste. Il est rattaché au laboratoire d’Analyse Comparée des Pouvoirs (ACP) de l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée (UPEM). Spécialiste de Jérusalem, il est l’auteur d’une thèse de Doctorat intitulée Une hydrohistoire de Jérusalem aux XIXème et XXème siècles, soutenue en 2006 et publiée en 2011. Nous nous proposons ici de rendre compte de trois chapitres de l’ouvrage Jérusalem, Histoire d’une ville-monde, travail collectif qu’il a dirigé. Notre analyse se portera sur trois chapitres du livre : 3 – Dans l’empire des califes, 4 – Jérusalem, capitale du royaume franc, 5 – De Saladin à Soliman : l’islamisation de la ville sainte. Notre travail suivra donc ce découpage en trois « époques », du VIIème siècle à la première moitié du XVIème.

Nous noterons au préalable que notre attention se sera portée, au-delà de différences significatives en fonction des périodes et des maîtres de Jérusalem, sur des constantes, du moins sur des grands thèmes récurrents. Ainsi, la puissance symbolique et religieuse de Jérusalem, pour toutes les parties en présence, les enjeux politiques qui en résultent, faisant presque passer à l’arrière-plan son importance stratégique relative ; la domination de l’espace urbain par l’architecture, par la construction d’édifices cultuels – et le choix de maintenir ou non les défenses de la cité – ; enfin, la très fragile stabilité de la position des vainqueurs jusqu’à la conquête de la ville sainte par les Turcs. Ajoutons que les chapitres concernés plongent le lecteur au cœur des croisades, lesquelles relèvent, dans l’imaginaire collectif, d’une opposition manichéenne, brutale et sanguinaire entre l’Orient musulman et l’Occident chrétien – ceci étant abondamment nourri des conflits actuels dits « identitaires ». Le travail de restitution qui nous est proposé délivre une réalité historique plus subtile, plus complexe, où le dialogue entre les protagonistes et la diplomatie auront pu également mettre en sommeil – en sursis ? – le cliquetis des épées.

Chapitre III : Dans l’empire des califes, VIIème – XIème siècles
L’élément marquant qui résulte de notre analyse de ce chapitre est, sinon la continuité, la transition progressive, pour les habitants de Jérusalem, de l’Empire romain d’Orient au monde islamique alors en pleine expansion. Le second élément phare porte sur la place de Jérusalem dans la « mystique musulmane », la ville sainte étant le troisième sanctuaire sacré de l’islam. Le chapitre s’ouvre de fait avec des précautions d’usage, prenant une certaine distance avec une « écriture décliniste » de l’histoire de la ville sainte. Ainsi, les incertitudes concernant la conquête arabe, l’œuvre d’un souverain comme Abd al-Malik analogue à celle d’un empereur romain, ou encore le retour de « la Vraie Croix » à l’issue des conflits entre empires perse et byzantin, invitent à la plus grande prudence quant aux interprétations de la conquête arabe sur une ville déjà « au péril des empires ». En cette première moitié de VIIème siècle, le retour des juifs à Aelia, désormais Iliya, après leur exclusion ordonnée cinq siècles plutôt par l’empereur antonin Hadrien, aurait été le seul fait notable. La reddition même de la ville – aux alentours de 630 – aurait été négociée avec Umar.

Inscrire la victoire dans la topographie
Le premier geste urbain des conquérants arabes est l’édification d’une mosquée – hypothèse est suggérée qu’il pût s’agir, déjà, d’al-Aqsa. Cet acte n’est pas anodin car il signifie dans les murs de la ville le triomphe de la nouvelle foi, offrant aux croyants un lieu de rassemblement. Mais c’est véritablement sous les Omeyyades (660 – 750, ère chrétienne) que Jérusalem vit son « moment impérial » et acquiert une singulière importance politique. Mu’Awiya et Abd al-Malik s’y font proclamer califes – khalifâ, littéralement « successeur », de Muhammad. Abd al-Malik se fait bâtisseur. A l’instar d’un Vespasien offrant aux citoyens de Rome l’amphithéâtre flavien, dès 69 de l’ère chrétienne, il fait construire, en 69 de l’Hégire, le Dôme du Rocher. Les historiens nous rappellent que le rocher était un symbole chargé de spiritualité pour la tradition judaïque, dont « l’islam primitif » était encore imprégné au VIIème siècle. De surcroît, il faut entendre l’ambivalence de l’interprétation de la position de l’islam, à la fois victorieux et façonnant sa légitimité. Bien entendu, la religion nouvelle affirmait sa supériorité sur les deux cultes monothéistes qui le précédaient, « dépassés ». Mais aussi et surtout, il s’inscrivait dans la même tradition, abrahamique. Muhammad apparaissait comme l’héritier ultime d’une longue filiation de prophètes – lui-même n’étant cité nommément que quatre fois dans le Coran. Dans cet ordre des choses, les chrétiens, majoritaires à Jérusalem, ont mal compris le message originel, ils sont des associateurs – la Trinité conçoit Dieu comme étant à la fois le Père, le Fils et le Saint-Esprit – alors que l’islam, révélé par Djibril livrant « la récitation » – al-Qor’an – à Muhammad, fixe l’unicité de Dieu. Quant à l’importance de la sacralité de Jérusalem, elle reposait sur deux éléments fondamentaux : la ville était terre des prophètes, et Muhammad lui-même y avait fait son Voyage nocturne – al-Isra’.

Jérusalem, un sanctuaire de l’islam
Se pose dès lors la question des lieux de culte. Notre attention est portée sur la confusion à ne pas opérer entre la Grande mosquée – une seule par ville –, celle où l’on fait la prière du vendredi, et les oratoires de quartier.

Les rivalités entre Omeyyades et Abbassides – installés dès 750 –, puis entre Abbassides et Fatimides, ne placeront plus Jérusalem au centre des préoccupations islamiques. Mais sous le Califat fatimide, et plus précisément au XIème siècle, une tradition littéraire – Fada’il al-Quds – ravive la sacralité de la ville sainte. La Syrie était alors devenue le centre de l’empire islamique, et les exégèses autour des traditions transmises, critiquées ou validées, depuis la génération des « successeurs », contribua à établir une Jérusalem mystique – mytique ? – concurrente du pouvoir omeyyade. Cette sacralité s’imposa d’autant plus évidemment qu’elle reposa sur les actions et la légende d’Umar. Mais ce dernier est une figure complexe : roi conquérant autant que « figure centrale de l’orthodoxie islamique », il s’apparente par son rôle à David et à Jean l’évangéliste. L’islam, victorieux et héritier, encore. La rencontre entre Umar et Sophronios au Saint-Sépulcre peut être comprise avec cet éclairage. De fait, les chrétiens et les juifs notamment, « Les gens du Livre », conservaient le droit de pratiquer leur culte… en s’abstenant de tout prosélytisme. Les chrétiens étaient protégés par le statut de dhimmi. Entre revendication d’un héritage – abrahamique – et rivalités, essentiellement entre islam et judaïsme, le point d’équilibre à accorder à Jérusalem dans la mystique musulmane était délicat. Il fallait œuvrer à l’unité des deux qiblas – La Mecque et Jérusalem – et légitimer pour la seconde une sacralité particulière – soutenue par al-Isra. On comprend dès lors que l’édification de la mosquée d’Umar n’était pas pensée comme la restauration de l’ancien temple de Salomon mais comme l’avènement du véritable temple de Dieu dont on explique qu’il est tourné vers la Ka’ba – que la tradition musulmane fait remonter à Abraham, le « père d’une multitude de Nations » –, donc vers La Mecque. Ambivalence, entre héritage revendiqué par l’islam et suprématie affirmée par lui, encore et toujours. De traditions – Haddith – en édifications, Jérusalem fut tout de même admise comme « l’oratoire le plus éloigné ». Jérusalem, le « Noble Sanctuaire – Haram al-Sharif –, finit par être perçu comme le Temple lui-même, tout en continuant à attirer les pèlerins chrétiens. Quant aux juifs, autorisation leur était accordée de prier aux portes du Haram. Dès lors, la métonymie s’impose – chez les habitants de Jérusalem eux-mêmes – et les termes pour exprimer la sacralité de la ville essaiment : « la maison sainte » – Bayt al-Maqdis –, « la [cité] sainte » – al-Quds – ou encore « ville sainte » – al-Ard – et « terre sainte » – al-Muqaddasa. Paradoxalement, à en croire notamment le témoignage d’Abu Bakr ibn al-‘Arabi qui nous est rapporté par les auteurs, « Chrétiens et juifs sont majoritaires. La mosquée reste vide de réunions pieuses et savantes. »

Le tournant du XIème siècle
Doit-on penser que les ambivalences précitées nourrissaient un équilibre fragile et exacerberaient les rivalités entre communautés de croyants ? Toujours est-il que le 28 septembre 1009, le Calife fatimide al-Hakim fit détruire l’église du Saint-Sépulcre. Les auteurs expliquent que juifs et musulmans furent également touchés par les actions répressives d’al-Hakim, qui préparaient l’Apocalypse. Toujours est-il que bien que l’église du Saint-Sépulcre fut partiellement reconstruite, sa destruction sonna comme un coup de semonce pour la chrétienté. Si l’on prend en compte les rivalités entre chrétiens d’Occident et d’Orient qui allaient aboutir au grand schisme de 1054, ou plus encore les rivalités internes à l’Islam dont résultèrent la prise de Jérusalem par les Turcs seldjoukides en 1073, avant de repasser aux mains des Fatimides en 1098, peut-être pouvons-nous admettre que les conditions étaient réunies pour qu’un conflit de grande ampleur se réalisât.

Chapitre IV : Jérusalem, capitale du royaume franc, 1099 – 1187
Les auteurs évoquent la source qui livre la description la plus complète de la Jérusalem franque : L’Estat de la cité de Iherusalem. Sa datation est difficile mais des éléments laissent entendre la défaite face à Saladin en 1187. La perte de la ville sainte par les chrétiens, arrachée en 1099, expliquerait-elle que les Francs aient conçu un mythe, Jérusalem, possession éternelle des chrétiens ? Nous aurons été très sensibles, à la lecture de ce chapitre, à l’attention portée par les Francs au changement du visage de Jérusalem par le prisme, notamment, de l’architecture, faisant de la ville sainte une cité prospère autant que « le cœur battant de la chrétienté ».

Le pèlerinage armé
Le schisme de 1054 entre les Églises d’Occident et d’Orient – et peut-être l’espoir nourri par l’Église catholique romaine de réunifier les fidèles sous sa seule autorité –, la Trêve de Dieu qui tenta de canaliser les violences de la chevalerie ou encore la promesse du Salut en s’engageant au secours des chrétiens d’Orient peuvent expliquer l’engouement pour le pèlerinage armé. C’est à l’appel du Pape Urbain II que l’on se prépare à la croisade. Selon la version transmise par Robert le Moine dans son Histoire de Jérusalem, le Pape aurait évoqué « Cette cité royale […] maintenant tenue captive par ses ennemis, est réduite en la servitude de nations ignorantes de la loi de Dieu[1]. » Il faut entendre ici que le pèlerinage armé est perçu comme une alliance scellée avec Dieu. Dans cette conception, la chrétienté ne serait rien moins que « la nouvelle Israël » – Israël, « celui qui lutte avec Dieu », ou encore « Dieu triomphe », est le nom reçu par Jacob à Peniel. Les « soldats du Christ » se dévouent donc à la liberatio du Saint-Sépulcre, à leurs yeux « souillé ». Chose faite le 15 juillet 1099. Et c’est une Jérusalem chrétienne, vibrant symbole de la chrétienté victorieuse, que les croisés vont s’attacher à façonner.

Une ville « purgée »
Les chroniques exaltent ou dénoncent les massacres, suivant qu’elles sont chrétiennes ou musulmanes. Si de nombreux captifs sont réduits en esclavage, que des juifs sont rachetés par leurs coreligionnaires, les Francs poursuivent les massacres des habitants pendant deux jours, à en croire le récit du chroniqueur allemand Albert d’Aix. Les auteurs nous précisent qu’ils furent perpétrés jusque sur le toit de la mosquée al-Aqsa, et ce malgré la protection du chef normand Tancrède. Comment expliquer un tel acharnement à éliminer une population déjà vaincue ? La position des croisés demeurait fragile, les musulmans étaient trop nombreux, les chrétiens d’Orient même, qui, avec les juifs, avaient fui la ville en masse avant l’arrivée des « soldats du Christ », ne purent revenir dans les premiers temps de la Jérusalem franque.

Légitimer le pouvoir royal
Avec la conquête de Jérusalem, les Francs purent établir les États latins d’Orient. Les croisés étant façonnés par la culture féodale, le roi était simplement à la tête d’une structure d’hommes liges. De fait, la légitimation du pouvoir monarchique était essentielle, alors-même que Jérusalem était intrinsèquement la capitale du royaume. Aussi, à l’exception de Baudoin Ier, tous les rois se firent couronner au Saint-Sépulcre. Ils étaient faits par Jésus-Christ, dont ils avaient libéré le tombeau. Jusqu’à Baudoin V, c’est également au Saint-Sépulcre que les rois étaient inhumés. Dans cet ordre d’idées, il était nécessaire d’établir et de légitimer également le patriarcat latin. Choisi parmi les chanoines du Saint-Sépulcre, le patriarche latin était « le pasteur de tous les chrétiens établis dans le royaume. » Les Latins affirmaient-ils ainsi, au cœur de l’Orient, la suprématie de l’Église catholique moins d’un demi-siècle après le Grand Schisme ?

Christianiser jusque dans les murs de la ville
On comprend donc que l’on nous présente le grand chantier du Saint-Sépulcre comme « le couronnement de la domination franque », la réunion du Golgotha – « le lieu du crâne » – et la grotte du Sépulcre. C’est la Passion et la Résurrection du Christ que l’on revendiquait, la légitimation de la conquête et de la renaissance de Jérusalem aux yeux des Francs. La via dolorosa, qui courait du Prétoire au Golgotha, peut d’ailleurs être considérée comme le principal legs des Latins à la topographie de Jérusalem. Les églises édifiées avaient vocation à fixer les témoignages de la vie du Christ, donc une vocation pédagogique et pas simplement cultuelle au sens strict du terme. Le Palais de Salomon, figure de justice et de puissance dans la tradition chrétienne, devint la résidence royale en 1104, sous le règne de Baudoin Ier. La tour de David devint l’emblème de l’autorité royale – David, roi guerrier qui fonda la dynastie des rois de Juda. On voulut gommer les traces antérieures de l’occupation musulmane, allant jusqu’à réinterpréter des monuments construits sous le Califat en lien avec la mystique chrétienne, que l’on intégra à la topographie chrétienne – ainsi, le Dôme du Rocher – Templum Domini.

Des ordres chrétiens et une nouvelle population
13 janvier 1129, Concile de Troyes. Hugues de Payns et Godefroy de Saint-Omer parviennent à faire reconnaître par l’Église d’Occident « les pauvres chevaliers du Christ », l’ordre du Temple. Ces « Templiers » vont déployer une énergie considérable pour aménager l’architecture de la ville et des monuments qu’ils occupent à leurs besoins propres. Leurs efforts vont se concentrer sur l’ancienne mosquée al-Aqsa – reconstructions des voûtes et travées, réorientation du mihrab vers le sud, installation d’une rosace, … Mais christianiser la topographie de la ville suffisait-il à la repeupler, condition sine qua non à la pérennité de la conquête ? Les chrétiens d’Orient firent leur retour en 1101. Pour combler les vides que la « christianisation des murs » n’avait pas suffi à faire et assurer le cas échéant la défense de la cité, on fit appel à des colons en 1115. C’est une politique attractive que l’on mena, promettant exemptions d’impôts et maintien des coutumes juridiques. Métissages, nouvelle population, amplification du pèlerinage – pour lequel les Templiers jouaient un rôle de premier plan en Occident et en Orient. Mais les rivalités entre le clergé orthodoxe et le patriarcat latin, la nature disparate de la population qui ne parvint pas à créer une véritable unité, puis, bientôt, les ambitions du sultan Saladin révéleraient de manière plus criante la fragilité de la position des Francs après quatre-vingt-huit ans de présence en Syrie.

Chapitre V : De Saladin à Soliman : l’islamisation de la ville sainte, 1187 – 1566
Un chapitre complexe tant il met en évidence les dissensions au sein de l’Islam, la subtilité des relations diplomatiques entre mondes musulman et chrétien et l’ascension d’esclaves guerriers devenus maîtres de Jérusalem, les Mamelouks, avant d’être eux-mêmes déposés par leurs rivaux ottomans. Le général de Nur al-Din, Salah al-Din, est l’homme fort de ce chapitre V. Envoyé au secours du calife fatimide du Caire, il usurpe, au nom de l’unité des forces de l’Islam, le pouvoir des héritiers de Nur al-Din. Il réussit même à se faire reconnaître par le Calife de Bagdad la légitimité de ses conquêtes à venir, pour peu qu’il ne prendrait pas Alep.

Entre « ouverture » et conflits latents
La Jérusalem franque s’était rouverte, elle n’était plus interdite aux musulmans. Mais entre la prise du comté d’Édesse en 1144 par Zenji, le père de Nur al-Din, et la dévotion des musulmans réorientée vers al-Quds, – les auteurs évoquent même une « exaspération des sentiments collectifs » –, la sainteté de Jérusalem fut ravivée aux yeux des musulmans. La victoire de Baudoin IV, « le roi lépreux », sur Saladin, le 25 novembre 1177 à Montgisard, avait accordé un sursis au Royaume de Jérusalem. C’est le pillage d’une caravane par Renaud de Chatillon au printemps 1187 qui rallume le conflit. S’ensuit l’écrasante victoire de Saladin à Hattin, le 4 juillet. Acre se rend sans même livrer combat : c’est le royaume de Jérusalem qui est prêt à s’effondrer. Après deux semaines de combat, Jérusalem, défendue par Balian d’Ibelin, négocie les termes de sa reddition. Nous serons donc attentifs à ce que même au plus fort de la guerre, la diplomatie est reine. L’attitude de Saladin nous intéressera au premier chef : guerrier assuré de sa victoire, il invite les plus hauts dignitaires d’Égypte sous les murs de la ville. Victorieux, il se fait souverain magnanime et achète avec Balian la liberté de ceux qui ne pouvaient pas la payer.

« Purifier » la ville et l’islamiser
À l’instar de ce que firent les Francs en 1099,  les musulmans « purifiaient » la ville des stigmates des « infidèles ». Il s’agissait de la nettoyer du polythéisme – allusion aux chrétiens rendus associateurs par la Trinité. Le Dôme du Rocher et la mosquée furent lavés et purifiés à l’eau de rose – les auteurs contextualisent le vocabulaire de l’impureté aux polémiques religieuses médiévales, nuance absente de leur analyse quant à la Jérusalem franque –, les aménagements des templiers démontés. Saladin fit venir et installer le minbar de Nur al-Din. Il travailla aussi à l’amélioration des défenses de la cité. 

Les remparts
Saladin devait être conscient de la fragilité de sa conquête. C’est par le Nord Nord-Est de la ville que les Francs l’avaient prise, et c’est par là que Saladin arracha la victoire. Aussi le fondateur de la dynastie ayyoubide confia-t-il les travaux de la section Nord Nord-Est à son fils al-Afdal Ali. Les captifs francs furent assignés aux travaux les plus pénibles. Pour autant les plus importants furent réalisés après la mort de Saladin, au XIIIème siècle, sous le règne de son neveu al-Mu’azzam Isa – Isa étant Jésus. Pour autant, la fragilité de la conquête était dans tous les esprits. Les remparts étaient par conséquent au centre des préoccupations. L’abandon de la troisième croisade après la noyade de Frédéric Barberousse et le départ de Philippe-Auguste avait accordé un sursis à la Jérusalem ayyoubide. La cinquième provoqua le démantèlement des remparts. Au XIIIème siècle, le traité de Jaffa signé entre Frédéric II de Sicile – qui obtenait la rétrocession de la ville sainte par voie diplomatique – et al-Kamil, interdisait aux Francs de refortifier la cité. En 1244, les Turcs débandés devant les troupes mongoles au Khwarezm-Shah découvraient une ville dépourvue de défense. Même la décision d’al-Salih, en 1247, de faire relever les remparts, resta lettre morte. Curieux paradoxe que de laisser une ville sans défense pour ne pas céder les remparts de celle-ci aux assaillants francs.

Repeuplement de la ville et institutions islamiques
Si les Francs avaient misé sur le droit et la fiscalité pour attirer une nouvelle population, les musulmans faisaient appel à la tradition. Un Hadith ne disait-il pas « Celui qui habite Jérusalem est considéré comme un combattant sur la voie de Dieu » ? Avec le départ des Francs, on assista à une immigration juive – les auteurs évoquent la légende juive de Saladin, vainqueur des « non-circoncis ». Au-delà du repeuplement de la ville, Saladin, déjà, se montra soucieux de réaliser une œuvre cohérente. Plusieurs édifices chrétiens prirent son nom et l’on établit des institutions religieuses, juridiques, comme une zawiya pour les pauvres ou encore une madrasa consacrée à l’enseignement du droit islamique. Concernant les hospices, nous observerons un fait notable : des Templiers furent autorisés à rester pour soigner des malades.

Mais Saladin et les Ayyoubides se firent aussi évergètes. Ils mirent en place un dispositif audacieux, le waqf, qui consistait en une « fondation pieuse perpétuelle », et pour laquelle le propriétaire renonçait à exercer ses droits. Cet ingénieux dispositif « fiscal » permettait à la fondation d’être financée par ses propres revenus. Ainsi, de nombreuses infrastructures généraient-elles du profit, à l’image des infrastructures hydrauliques – Saladin avait fait construire des bains publics. Les dynasties turques s’engageront d’ailleurs de manière spectaculaire dans l’urbanisation de Jérusalem.

La Jérusalem Turque
Les dernières pages du chapitre cinq contrastent brutalement avec les précédentes, illustrant de facto le contraste d’avec les périodes précitées. Le règne des deux dynasties turques, et notamment la seconde, est marquée par une stabilité inédite depuis le VIIème siècle. De surcroît – et est-ce une résultante ? – les grands travaux effectués dans la ville prennent une dimension sans commune mesure jusqu’alors.

Les Mamelouks avaient usurpé le trône en 1250. Dix ans plus tard, le 3 septembre, ils obtenaient une victoire décisive contre les Mongols, éliminant alors ce péril pour l’Islam. En 1261, ils entraient dans Jérusalem et avec eux, un règne turc pour sept siècles. Il nous est précisé qu’il y eut une réelle continuité entre les deux dynasties et notre attention se sera portée principalement sur les Ottomans, ou plus exactement sur l’œuvre initiée par Soliman le Magnifique au XVIème siècle. Probablement parce qu’il accorda une priorité à la restauration des remparts. En effet, si le règne turc est marqué très tôt par une urbanisation foisonnante, l’œuvre spectaculaire de Soliman – Salomon – le Magnifique est la puissante enceinte de douze mètres de hauteur qu’il fit ériger sur trois kilomètres, agrémentée de trente-quatre tours et de sept portes monumentales. Ainsi, Soliman magnifiait la puissance des Ottomans, il assurait l’assise de leur position à Jérusalem et induisait que le temps de la fragilité de la conquête de la ville sainte était révolu. Les Turcs, derrière leur puissante muraille – qui reprenait partiellement le tracé de celle du XIIIème siècle – ne céderaient pas.

La stabilité de la conquête, la sophistication du droit
L’œuvre des Turcs ne saurait pour autant être limitée à l’embellissement de Jérusalem et à la monumentalisation des édifices. L’établissement d’un droit sophistiqué dont n’étaient pas bénéficiaires les seuls musulmans est un fait remarquable. Le réinvestissement des waqf pour procéder à des recensements et contrôler la fiscalité, ou encore les exemples notables d’habitants juifs ou chrétiens pouvant ester en justice et obtenir gain de cause devant le tribunal islamique démontrent un souci d’équilibre et de justesse de l’action juridique. Les cas exposés de novembre 1473 – l’affaire de la synagogue détruite qui se solda par la sanction devant le sultan des dignitaires musulmans responsables –, ou bien la dépossession des franciscains, expulsés du mont Sion, mais autorisés à s’établir sur le monastère de la Colonne – après avoir prouvé qu’il était leur jusqu’à la conquête ottomane – démontrent le souci de l’instauration d’un ordre islamique s’organisant autour d’un certain sens de l’équité. En effet, il ne s’agit pas ici de verser dans l’anachronisme et de charger un concept de sa signification contemporaine, mais de comprendre la politique pragmatique menée alors. L’Empire Ottoman était immense – Constantinople tombait en 1453, l’Empire byzantin s’effondrait – et sa population diverse. Juifs et chrétiens vivaient sous le joug ottoman, les insurrections étaient possibles – les auteurs évoquent par ailleurs des conflits sur des bases foncières qui aboutirent à des violences. La stabilité politique reposait de fait sur le maintien d’une certaine paix publique.

La synthèse d’analyse est toujours un exercice délicat où l’on doit accorder l’objectivité et la sélection. Objectivité car l’analyse de l’historien doit se porter sur des faits observables, non sur des convictions personnelles ; sélection car il faut procéder à une organisation des éléments pour suivre un fil conducteur et essayer de livrer les données essentielles, ce que l’on en a compris, en sachant que l’on laissera de côté certains éléments que l’on ne pourra pas traiter. Aussi, notre analyse se sera portée, au-delà des conflits armés et de l’opposition, des rivalités, entre chrétienté et Islam, sur des éléments moins évidents. Il nous a semblé par ailleurs que les auteurs de cet ouvrage encourageaient à la nuance et aux prudences en matière d’interprétations. En ce sens, nous aurons perçu un écho d’un propos de Salah Trabelsi qui soulignait que l’expression « monde arabo-musulman » englobait une réalité plus complexe[2].

Effectivement, nous ne pouvons ignorer la dimension conflictuelle dans ce Moyen Âge effervescent. La prise de possession des lieux, la maîtrise de l’espace par l’identité religieuse de l’architecture, le champ lexical de « l’impureté » et de « la souillure », nous la rappellent.

Du VIIème siècle à l’avènement des Mamelouks au moins, il nous a semblé que la constante, quels que soient les protagonistes, était un équilibre des forces précaire. La puissance de la lettre de Saladin à Richard Cœur de Lion rapportée par Ibn Shaddad, en pleines tractations diplomatiques à l’occasion de « la croisade des rois », en est une illustration. Cette fragilité de la position du vainqueur, quel qu’il fût, amène une donnée absente de l’imaginaire collectif relatif aux croisades : le dialogue, la négociation, la diplomatie, le respect, au moins protocolaire, d’un souverain à un autre. Par ailleurs, les rivalités ne sont pas toujours là où on les attend ; on a pu reprocher à Saladin de ne pas suffisamment porter ses efforts contre « les infidèles », trop occupé à unir l’Islam autour de sa bannière, comme on reprochât à Frédérique II de Sicile son manque d’empressement à tenir son engagement pour le pèlerinage armé, ce qui lui valut d’être excommunié. L’ambivalence de ce souverain à l’endroit des musulmans fut notable, y compris en Sicile. C’est sans tirer l’épée qu’il obtint une trêve et la rétrocession de Jérusalem ; et ne nous précise-t-on pas que l’on avait suspendu la prière par déférence pour lui lors de son bref séjour à Jérusalem ? Jérusalem, monnaie d’échange qui renversa les alliances, ou en scella de surprenantes et de circonstance, à l’instar du pacte conclu en 1240 par al-Nasir avec les Francs.

L’historien se gardera donc des deux travers qui consisteraient d’une part à « noircir le trait » plus que de raison ou d’autre part à idéaliser une réalité parfois – souvent ? – brutale. Nonobstant, il pourra constater un certain équilibre des forces, une recherche de stabilité politique dans un univers mouvementé. Son éclairage pourrait s’avérer utile, aujourd’hui, dans une région du monde où règne le chaos.

[1]
Lemire Vincent [sous la direction de], Jérusalem, Histoire d’une ville-monde, Inédit, Collection Champs Histoire, Flammarion, 2016, Chapitre 4, Jérusalem, capitale du royaume franc 1099 – 1187, p. 206.
[2] Conférence de Salah Trabelsi : « Mémoires contemporaines de la traite et de l’esclavage dans le monde arabe », Institut d’études avancées de Nantes, 6 mai 2014, diffusé sur Canal U.

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia a grandi et vécu dans la banlieue Ouest d'Aix en Provence. Il est engagé dans des réseaux d'éducation populaire depuis une vingtaine d'années. Militant laïque, républicain radical, il réalise actuellement une thèse de Doctorat d'Histoire moderne sur la sociabilité politique pendant Révolution française. Il est également professeur de Karaté-Do et éducateur sportif professionnel.


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