Compte-rendu de lecture d’ouvrage d’histoire médiévale – Martinez-Gros

Compte-rendu de lecture d’ouvrage d’histoire médiévale – Martinez-Gros

MARTINEZ-GROS Gabriel, Brève histoire des empires, comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, La couleur des idées, Editions du Seuil, 2014

Brève histoire des empires, comment ils surgissent, comment ils s’effondrent est un essai historique commis par Gabriel Martinez-Gros. L’auteur, historien, est professeur émérite à l’Université Paris-Ouest Nanterre – La Défense. Gabriel Martinez-Gros est un éminent spécialiste du monde musulman médiéval, et plus particulièrement d’Al Andalous. Dans cet ouvrage, il se propose de porter une analyse sur le long processus qui voit successivement l’émergence des empires, leur apogée, leur déclin puis leur effondrement, éclairé par les théories politiques de l’historien musulman du XIVème siècle, Ibn Khaldûn. Ainsi, portant un regard original sur ces vastes ensembles territoriaux, économiques, politiques et culturels, il traite dès son introduction, dont nous proposerons ici une analyse,  des points communs et des différences entre les empires perse, « greco-romain » et chinois (Antiquité), musulman, carolingien et byzantin (Moyen Âge), ou encore l’emprise mandchou en Chine ou l’Inde islamique (des temps modernes à l’orée de l’époque contemporaine).

Gabriel Martinez-Gros ouvre son propos en évoquant les échos de l’époque d’Ibn Khaldûn dans la nôtre : les grands ensembles – les Empires du Moyen Âge, les capitales effervescentes et prospères –, plaçant comme soucis commun la recherche et le maintien de la paix. Mais déjà, il convient à l’auteur d’établir un premier élément de nuance, d’importance :


aux temps d’Ibn Khaldûn et des grands empires qui l’ont précédé, « la paix est une tyrannie » car imposée par la violence, une approche a priori  rejetée dans nos sociétés occidentales contemporaines. Dès lors, le fil de la pensée politique d’Ibn Khaldûn étant le point d’éclairage de la proposition de Martinez-Gros, il est primordial de comprendre qui est ce lettré du XIVème siècle, ce qui semble à l’origine de sa conception du pouvoir.


Ibn Khaldûn est héritier d’une famille de notables andalous au service des Princes du Maghreb, qui fut contrainte de quitter la péninsule ibérique – il convient peut-être ici de rappeler qu’Ibn Khaldûn naît en 1332, soit un peu plus d’un siècle après la bataille de Las Navas de Tolosa, étape décisive dans la Reconquista chrétienne. L’auteur nous explique donc que le grand penseur musulman, à l’issue d’une « carrière politique » qu’il achève à quarante-cinq ans, se consacre à l’œuvre de sa vie – et probablement l’une des œuvres majeures de tout le Moyen Âge – : Le Livre des Exemples, dont la célèbre Muqaddima – « Introduction à l’Histoire universelle » – n’est « que » l’ouverture. Déni de réalité des gouvernants, usure du pouvoir, agonie annoncée d’empires jadis puissants, la perception – le constat davantage ? – d’Ibn Khaldûn semble résolument apocalyptique. Probablement car son œuvre se voudrait moins politique que spirituelle : Martinez-Gros voit dans Le Livre des Exemples la volonté du penseur arabo-musulman de « pénétrer le dessein de Dieu. » Mais il nous faut ici nous arrêter sur ce qui fait, selon Ibn Khaldûn, l’essence-même de l’Etat : la légitimation de la violence et la perception de l’impôt, lui-même acte de violence car contrôle sur des sujets humiliés.

Vient ensuite la distinction puis la confusion progressive entre l’Empire et l’Etat. A ce propos, Gabriel Martinez-Gros nous rappelle que l’étymologie d’Etat, « stare », implique une forme de sédentarisation. De concert avec l’auteur, nous rappellerons, à notre tour, celle d’empire, « imperium », qui implique a contrario le commandement et la puissance militaires. L’état – et l’Etat – impérial serait-il contraint à la conquête, en opposition à la sédentarisation, processus politique complexe de civilisation qui consisterait, selon Ibn Khaldûn, à « répandre la lâcheté et combattre toute forme de solidarité parmi les sujets », réduisant à force de lois des populations nombreuses à la vie civile et à la production de richesses ? Notons ici que cette conception qui, d’une certaine manière, associe le confort de la sédentarisation, sa production de richesses, à une forme d’oisiveté qui conduirait à une faiblesse irrémédiable est déjà présente dans l’Antiquité.


En effet, Jules César l’évoque lui-même dans ses Commentaires sur la Guerre des Gaules, lorsqu’il justifie la valeur singulière des Belges sur les autres peuples gaulois : « Les plus braves de ces trois peuples sont les Belges, parce qu’ils sont les plus éloignés de la Province romaine et des raffinements de sa civilisation, parce que les marchands y vont très rarement, et, par conséquent, n’y introduisent pas ce qui est propre à amollir les cœurs, enfin parce qu’ils sont les plus voisins des Germains qui habitent sur l’autre rive du Rhin, et avec qui ils sont continuellement en guerre. »


Il y aurait donc, au cœur de cette opposition entre sédentaires et « tribus barbares », un rapport de force à l’avantage des seconds sur les premiers, même si ces populations tribales, souvent éparses, ne bénéficient pas de l’avantage du nombre. Martinez-Gros rappelle que lorsque les Arabes attaquent les empires perse et byzantin, la démographie ne plaide pas en leur faveur. De là, nous noterons deux facteurs importants selon Ibn Khaldûn : la division des compétences, de manière catégorique, entre ceux qui produisent et ceux qui combattent, aux antipodes du modèle du citoyen-soldat d’Athènes ou des paysans enrôlés au besoin, dans l’Europe chrétienne, dans les armées – par ailleurs, Martinez-Gros précise les limites des théories d’Ibn Khaldûn sur la réalité européenne ; le second, la nécessité pour l’émergence des empires d’une forte densité humaine, de terres fertiles, d’une « ambition bédouine » – puisque ces peuples des confins des Etats feraient les empires – opposée à des populations sédentarisées et désarmées. Mais la conquête amenant la tentative de stabilisation du pouvoir amènerait par là-même la sédentarisation, donc la délimitation d’un territoire – d’une autorité politique et fiscale -, l’installation d’un limes. Ainsi, selon Ibn Khaldûn, trois générations de quarante ans seraient nécessaires – suffiraient ? – pour voir une dynastie issue d’une ‘asabiya – population tribale armée – enlisée dans le processus civilisationnel, le déni de réalité et de facto s’effondrer, après avoir été renversée par une ‘asabiya rivale à laquelle elle avait remis les moyens de sa défense. Celle-ci serait condamnée à son tour à vivre le même processus – Cycle ? L’avantage impérialiste serait donc aux peuples pauvres des terres austères, à l’instar des populations du Royaume de Qin, qui donnèrent à la Chine son premier empereur, Qin Shi Huangdi, lequel établit un limes contre les Turcs Xiongnu, la Grande Muraille. Cependant, soucieux de nous inscrire dans l’entreprise de nuance et de relativité à laquelle nous invite l’auteur, nous pourrions nous demander par exemple qui, de la Gaule chevelue ou de la Rome républicaine, est aux confins de qui ? N’est-ce pas un « déplacement tribal », en l’occurrence celui des Helvètes poussés par les Germains, qui offrit au proconsul des Gaules et de l’Illyrie le prétexte dont il avait besoin pour entamer sa conquête ? César fait par ailleurs remarquer à plusieurs reprises, dans ses commentaires, que le génie militaire romain poussa des cités gauloises à se rendre sans même livrer combat, à la vue de ces grandes tours mobiles. Si Auguste perdit trois légions en Germanie, César avant lui, traversant un pont construit sur le Rhin, se rendit au-delà des confins du monde romain pour tenter de désarmer les ambitions « impérialistes » de ses populations tribales – ou prenait-il la mesure d’une possible conquête ? C’est au IIème siècle de notre ère que l’Empire romain, celui des constructions monumentales, de la romanisation, processus civilisationnel complexe, atteint son apogée et que Trajan déporte plus aux confins encore, le limes. Certes, les Sévères, dynastie berbéro-syrienne, étaient issus de ces peuples des confins de l’Empire. Notons immédiatement que Gabriel Martinez-Gros explicite qu’il arrive parfois que des peuples pourvus d’une culture écrite, d’un processus civilisationnel avancé, amorce une tentative de conquête, et se trouvent alors en-dehors du « schéma khaldounien ». Il énonce à ce propos les deux campagnes militaires de Toyotomi Hideyoshi en Corée, avant-poste de la conquête de l’Empire du milieu. Le projet d’Hideyoshi, qui ne fut jamais Shogun car d’extraction populaire, n’était-il pas moins de conquérir la Chine que d’unir sous une même bannière les samouraïs, presque condamnés à ne plus pouvoir s’affronter en ces derniers âges du Sengoku Jidaï – « la période des Provinces en guerre » –, pour stabiliser justement ce Japon impérial non encore réellement impérialiste ? Restons au Japon, puisque Gabriel Martinez-Gros évoque l’ère Tokugawa, marquée par son raffinement, une pacification inédite au Japon – deux-cent cinquante ans – et l’isolationnisme dirigé contre le rival chinois. Tokugawa Ieyasu est Shogun Seï-i-taï shogun, « Commandant en chef contre les barbares » – depuis six ans, dans un Japon désormais apparemment pacifié et unifié, lorsqu’en 1609 il détourne l’hostilité du clan Satsuma, vers Okinawa, île sinisée depuis la « colonisation » de Kumemura par des aristocrates chinois. Le Japon sédentaire attaque une population indigène, aux confins de son territoire, et achèvera le processus d’annexion en 1875, faisant officiellement de la principale île des Ryû-Kyû une préfecture japonaise. Gabriel Martinez-Gros avait justement attiré notre attention sur une autre limite à la théorie avancée par Ibn Khaldûn : si le processus de sédentarisation est trop avancé, comme par exemple à l’occasion des prémisses, au XVIIIème siècle, de la révolution industrielle, le progrès technique est libéré, la croissance de la population augmente – il nous rappelle que la population mondiale double au XIXème siècle – la production de richesses croît d’autant plus et le rapport de force des uns sur les autres ne peut plus être renversé.
 
Ces quarante pages d’introduction au processus de surgissement et d’effondrement des empires présentent pour l’historien de multiples intérêts. Tout d’abord, Gabriel Martinez-Gros offre des données démographiques précises, de la « révolution néolithique » à la révolution industrielle. Ces données statistiques – et chronologiques – s’agencent avec précision ou réserves annoncées de l’auteur sur quatre à cinq grands ensembles : Moyen-Orient, Méditerranée, Chine, Inde et Mexique / Amérique centrale précolombienne. Des grands ensembles dans lesquels peuvent être confirmées ou infirmées les théories politiques d’Ibn Khaldûn. Ces données scientifiques permettront au chercheur de porter une analyse objective, en connaissance de cause, soucieuse de la démarche défendue par Martinez-Gros : « l’historien doit se débarrasser de ses certitudes. » Ainsi armé, le chercheur pourra redécouvrir les œuvres de premières mains avec un angle de vue peut-être plus audacieux. Car au fond, n’est-il pas question de cela ici ? Gabriel Martinez-Gros nous présente un travail érudit et accessible – nous y reviendrons – qui sape, arguments circonstanciés à l’appui, un certain nombre d’idées reçues. Ainsi, l’Islam serait bien moins homogène que l’on voudrait bien le croire :


le monde musulman que dépeint Ibn Khaldûn est déjà déchiré par les rivalités, par exemple entre Arabes et Berbères, entre Arabes, Perses et Turcs. Le monde des empires, ou des « grands ensembles » aujourd’hui, paraît être moins cloisonné, ou du moins paraît régi par des mécanismes et des pratiques complexes, des réalités subtiles, partagé entre affrontements belliqueux et échanges diplomatiques, entre rapports commerciaux et culturels – la Turquie, hier comme aujourd’hui, est peut-être l’illustration paroxystique de cette ambivalence.


Dans cet ordre d’idée, l’auteur nous invite à une relecture du monde de Haroun Al-Rachid, d’Irène et de Charlemagne : le Haut Moyen Âge serait divisé ainsi, un Empire oriental, scindé en une part essentielle, l’Islam, et une part manquante, Byzance. L’Europe carolingienne en serait sa périphérie – ses confins ? Mais parce que Gabriel Martinez-Gros ne raconte pas un conte de fée mais bel et bien la grande histoire, le constat et sans appel : la renaissance de ce grand empire romain unifiant les deux rives de la Méditerranée est un rêve chimérique qu’aucune des trois parties en présence n’est en mesure de réaliser !

Le limes, le ribat ou la Grande Muraille apparaissent, selon l’auteur, comme une « exclusion d’apparence », peuvent en attester les cas de barbares intégrés dans les armées romaines – Civilis ou Vendex. Reste effectivement ce regard que l’on porte sur l’ennemi, regard empreint d’ambivalence, déchiré entre l’opposition « civilisé / barbare », « sédentaire / nomade », qu’il soit désigné sous le vocable de gaïdjin ou d’infidèle, entre le mépris de celui qui est aux confins de l’empire et l’éloge que l’on en fait, probablement moins pour le considérer sincèrement d’égal à égal que de glorifier d’autant plus l’exceptionnalité de son entreprise conquérante – César en use abondamment.

Enfin, et ce n’est pas anodin, le ton de l’essai permettra au lecteur cultivé, non historien, d’entrer sans difficulté dans cette enquête tout à la fois accessible et érudite. Des premiers pas de Philippe de Macédoine aux succès militaires de son fils, Alexandre le Grand, de la terrible année des quatre empereurs qui vit accéder à la fonction impériale un notable italien issu des rangs de l’armée, Vespasien, premier flavien, à l’entreprise unificatrice et éphémère de Qin Shi Huangdhi, des atrocités de Tamerlan à l’audace – ou l’orgueil ? – de Hideyoshi, l’amateur éclairé comme l’historien « scientifique » seront entraînés à l’envie dans cette introduction qui n’est pas de la mythologie, mais une histoire rationnelle qui semble nous dire que le limes entre « sédentarité » et « tribalité » est peut-être plus relatif qu’on ne le pense.


Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia a grandi et vécu dans la banlieue Ouest d'Aix en Provence. Il est engagé dans des réseaux d'éducation populaire depuis une vingtaine d'années. Militant laïque, républicain radical, il réalise actuellement une thèse de Doctorat d'Histoire moderne sur la sociabilité politique pendant Révolution française. Il est également professeur de Karaté-Do et éducateur sportif professionnel.


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