Compte-rendu de lecture d’ouvrage d’histoire médiévale – Vauchez

Compte-rendu de lecture d’ouvrage d’histoire médiévale – Vauchez

Vauchez André, Saints, prophètes et visionnaires, Le pouvoir surnaturel au Moyen Age
Bibliothèque Albin Michel Histoire, Paris, 1999

André Vauchez est historien médiéviste, membre de l’Ecole française de Rome – qu’il a dirigé de 1995 à 2003 – et membre de plusieurs Académies en Europe, dont, en France, la prestigieuse Académie des Inscriptions et Belles Lettres, depuis 1998. Universitaire – il a enseigné à Rouen et à Nanterre –, il est l’un des plus éminents spécialistes de l’histoire de la sainteté médiévale et de la spiritualité en Occident. Auteur d’une thèse intitulée La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge (1198-1431) : Recherches sur les mentalités religieuses médiévales, soutenue en 1978, il a publié de nombreux ouvrages thématiques parmi lesquels La Spiritualité du Moyen Âge occidental VIIIe-XIIIe siècle, Presses Universitaires de France, 1975, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge (1198-1431), École française de Rome, 1981, ou encore Saints, prophètes et visionnaires, Le pouvoir surnaturel au Moyen Age, Bibliothèque Albin Michel Histoire, Paris, 1999, dont nous proposerons ici une analyse critique de son article 5, « Les images saintes : représentations iconographiques et manifestations du sacré ».

Resituons au préalable l’ouvrage et son ambition, tels que nous les percevons dans l’introduction de l’auteur.


Il s’agit de comprendre la construction théologique du merveilleux et les tentatives d’encadrement, par l’Église, des pratiques et rituels liés aux miracles et à la sainteté. Il est donc ici question de politique, ou plutôt d’usage politique du « surnaturel chrétien », bien loin de l’idée reçue, comme nous l’avons vu, d’une quelconque perpétuation du paganisme.


Rappelons par ailleurs que l’article 5 que nous nous proposons d’étudier se trouve dans la première partie de l’ouvrage, elle-même intitulée « La sainteté comme pouvoir« . Vauchez nous invite cependant à éviter plusieurs écueils, au premier rang desquels un regard infantilisant considérant, à l’instar des « historiens romantiques » du XIXème siècle, qu’il y aurait de la naïveté dans cette omniprésence du merveilleux ou du surnaturel au Moyen Age. L’auteur, toujours dans son introduction, écrit : « Le surnaturel n’est pas un concept, c’est un monde. Ce livre vise à en prendre la mesure, sans prétendre résoudre les nombreux problèmes que posent encore à l’historien son approche et son étude. » Se pose de facto la question des sources : récits, traditions rapportées, témoignages – quel crédit « scientifique » leur apporter ? –, procès de canonisation, … André Vauchez lui-même prend toutes les précautions d’usage nécessaires, rappelant qu’entre les travaux novateurs de Marc Bloch en 1924 et « la vogue de l’histoire des mentalités » qui avaient suscité un regain d’intérêt pour la thématique que nous questionnons, trente-six ans s’écoulèrent. Aussi, au fil de cette enquête à visée monographique, enrichie par les apports méthodologiques de l’anthropologie, nous noterons, avec l’auteur, que les questions spécifiques de la sainteté médiévale en Occident ont peu été traitées – du moins pendant longtemps – par les historiens, nous y reviendrons. De fait, dans cet article 5, « Les images saintes : représentations iconographiques et manifestations du sacré », Vauchez renvoie souvent aux mêmes sources de premières mains – La légende dorée de Jacques de Voragine évidemment –, aux travaux de Wirth, de Le Goff ou de Hubert, ou plus encore aux siens propres. Nous constaterons enfin que les images saintes elles-mêmes, ou les statues-reliquaires, sont des sources pertinentes, les références à leur sujet et leurs usages attestant en soi de l’importance du phénomène.

C’est avec deux cas de cruentatio qu’André Vauchez ouvre son cinquième article. Les deux phénomènes sont mis en parallèle l’un de l’autre : le premier se déroule avec, « en toile de fond », la guerre de cent ans et met en présence deux rivaux : le Duc de Bretagne, Jean de Montfort, vainqueur de Charles de Blois, tué en 1364 lors de la bataille d’Auray, durant la guerre de succession de Bretagne. Le second, un siècle plus tôt, se concentre sur l’évêque de Hereford, Thomas de Cantiloupe, excommunié injustement par son supérieur hiérarchique, John Peckham, archevêque de Canterbury – Cantiloupe fut finalement canonisé par le Pape Jean XXII. Ainsi, les deux récits rapportés par l’auteur placent en leur cœur deux hommes qui, chacun dans un contexte spécifique, prennent une dimension de martyr. Centrons-nous davantage sur les deux phénomènes rapportés.


Dans le cas de Charles de Blois, le récit raconte que le Duc Jean avait fait recouvrir de blanc une fresque représentant son défunt rival, à genoux en armes devant un arbre de vie relatant la légende de Saint-François. Or, le jour de la purification de la Vierge, deux trainées rouges coulèrent de la fresque puis, une fois poignardée par deux soldats anglais – Jean de Montfort était soutenu par les Anglais –, l’écoulement de sang s’accentua.


Dans le second récit, on apprend que l’évêque déchu se rendit en Italie pour plaider sa cause auprès du pape et être relevé dans ses fonctions. Mais Thomas de Cantiloupe mourut à Orvieto et sa dépouille fut ramenée en Angleterre. Lors de la traversée du diocèse placé sous l’autorité de l’archevêque John Peckham, les restes de l’évêque excommunié saignèrent. Ici, André Vauchez nous rapporte deux récits qui ont bien moins la saveur de l’histoire dite « scientifique » que celle d’une légende. Mais peu importe qu’ils soient documentés ou non – Vauchez n’aborde pas ici la nature de ses sources, s’il existe des sources contradictoires –, ni même si une justification politique peut être construite à partir de ces récits. Là n’est pas le propos de l’auteur. Nous devons donc chercher ailleurs les éléments d’analyse relatifs à la pertinence de ce qui est raconté.


Tout d’abord, Vauchez nous raconte une Histoire des saints incarnée, ce qui tend à démontrer le souci que l’Église avait, déjà, de l’Incarnation et donc, de construire une théologie de l’Incarnation. Ces récits que l’historien nous rapporte renvoient aux Écritures, à la Passion de Jésus et au Christ en croix. Ne peut-on lire dans ces saignements abondants de la relique de Thomas de Cantiloupe et de l’image de Charles de Blois un écho des stigmates du Christ, posant pour modèle à suivre celui qui pour servir Dieu endure le martyr ? Il y aurait donc une certaine constance depuis les « témoins de Dieu » martyrisés de l’Antiquité.


De surcroît, dans un cas comme dans l’autre, Vauchez nous précise qu’il s’agit d’une ordalie : par ces saignements, Dieu désigne les coupables. Relevant « le caractère relativement banal de tels épisodes », l’auteur nous explique enfin que l’Église avait pensé et encouragé un processus de substitution des images aux reliques ; l’épisode de la relique de Thomas de Cantiloupe précède d’un peu moins d’un siècle celui de l’image de Charles de Blois. Cependant, selon André Vauchez, ce processus de substitution aurait été bien antérieur au XIVème siècle. Pour le démontrer, l’auteur convoque l’œuvre hagiographique la plus emblématique du XIIIème siècle, La légende dorée de Jacques de Voragine, laquelle a largement contribué à construire une « mythologie chrétienne ». L’exemplum que Vauchez y puise nous intéressera à plusieurs égards. L’archevêque de Gênes raconte qu’un juif se fit sculpter une image de Saint-Nicolas dont il lui confia sa maison et ses biens. Jacques de Voragine relate qu’à l’occasion de l’une des absences du juif, des voleurs dévalisèrent sa demeure et à son retour, le juif maltraita le visage sculpté de l’évêque de Myre ; ce dernier serait apparu aux voleurs et les menaça de les révéler. Vauchez nous rapporte que dans le récit de Jacques de Voragine, probablement soucieux de l’inscrire dans la tradition d’une religion de la miséricorde, les voleurs « devinrent honnêtes et le juif se convertit à la foi chrétienne. » Si ce récit propose lui aussi une « mystique de l’Incarnation » et que l’on confère à l’image des « pouvoirs surnaturels », Vauchez nous propose l’interprétation suivante : « L’image est une médiation à saisir par le fidèle, une force qu’il peut obliger à s’actualiser. »


L’auteur bouscule ici une idée reçue, celle d’une dévotion extrême des sociétés médiévales, ou d’un blasphème supposé à brutaliser une image chargée d’un caractère sacré – Vauchez explique, par exemple, que les images de saints patrons étaient parfois « humiliées » dans leurs monastères. Enfin, sur cet aspect de la question toujours, concernant le juif, Vauchez précise que Jacques de Voragine prend ici une certaine distanciation, car le personnage n’est pas chrétien au moment des faits. Peut-être pourrions-nous ajouter, relativement à sa conversion et au-delà du « happy end » évoqué par l’auteur de l’article, qu’elle tend à illustrer la dimension universelle de la religion catholique – c’est d’ailleurs son sens étymologique – : l’exemple du saint, homme parmi les hommes, et le miracle, démonstration de la volonté divine, fers de lance de l’évangélisation.


La question des images – et de leur pouvoir – amène Vauchez à poser celle des statues-reliquaires dont la diffusion avait commencé aux IXème et Xème siècles. Avec toutes les précautions d’usage, l’auteur amène à considérer la variété des situations et attire notre attention sur l’absence de témoignages précis concernant les potentialités « surnaturelles » de ces statues-reliquaires. L’historien mobilise de fait les recueils de miracles, d’exemplaLiber miraculorum beatae Mariae Dolensis, La légende dorée, … – sources principales de documentation. Dans bon nombre de ces recueils, on lit des récits liés à des miracles accomplis par des statues de la Vierge Marie, souvent accompagnées de l’enfant Jésus. Ce que nous rapporte à ce sujet André Vauchez doit nous interroger sur deux points : la place grandissante de la figure de la Vierge dans l’Occident chrétien au Moyen Age et son corollaire, les débats théologiques très vifs autour de la question centrale de l’Immaculée Conception.


Ainsi, l’historien nous démontre que la virginité de Marie ne fut pas une évidence pour les hauts dignitaires de l’Église. Se dessine à travers cet article des lignes de fractures théologiques au sein de cette même Église, qui tenta, de conciles en procès de canonisation, d’encadrer des croyances, parfois des pratiques populaires ou cléricales et de trancher des questions qui générèrent de vives oppositions.


Vauchez rappelle à ce propos que les images saintes, ayant obtenu des prérogatives déjà élargies aux représentations du Christ et de la Vierge, allaient aboutir à la contestation hérétique : dès le milieu du XIIème siècle, on constate un refus des représentations figurées de Dieu et des Saints. Ce « procès en idolâtrie » n’est pas sans rappeler « la querelle des images » qui sévit dans l’Empire byzantin aux VIIIème et IXème siècles. Nous comprenons plus précisément alors cette sainteté comme pouvoir qui s’établit : face au rejet des images pieuses et à la négation hérétique, l’Église catholique romaine s’affirme comme élue de Dieu sur terre douée d’une mission pastorale, en attestent les signes tangibles que sont les miracles accomplis par les icônes et les statues-reliquaires. Ainsi, ces prodiges rapportés, prodiges à la dimension apologétique nous dit Vauchez, asseyent l’idée que l’image est habitée par la présence divine, que « l’iconographie prétend exprimer ‘’la présence réelle’’ du surnaturel à travers les signes. »

Si les sources que convoquent André Vauchez, La Vie de Saint-Antoine de Padoue racontée par Sicco Polentone au XVème siècle par exemple, nous permettent d’acter que l’Église concède que « certaines représentations sont plus que de simples supports visuels », elle affirme dans le même temps que toute manifestation du merveilleux n’est pas un miracle. En ce sens, la théologie scholastique en général et la pensée de Saint-Thomas d’Aquin en particulier allaient permettre de formuler une proposition pour admettre l’un et l’autre principe : en aucun cas l’honneur rendu à l’image ne lui est adressé, le culte est rendu à son « prototype ». La Virtus latente des images de Dieu et des saints est admise, reconnue, mais selon cette condition précise. Nous ajouterons que la crise iconoclaste de l’Empire byzantin prit fin en 843 avec des conclusions de cet ordre.

Les intérêts et les apports de cet article sont multiples et permettront au chercheur en histoire médiévale d’étudier ces questions avec un discernement subtil, de se garder d’affirmer ou de généraliser des réalités historiques supposées à la hâte. Tout d’abord, l’auteur nous invite à considérer les difficultés posées par la nature des sources et par l’état de la question, longtemps déconsidérée par les historiens, davantage préoccupés par les problématiques positivistes.


André Vauchez lui-même n’a de cesse de prendre toutes les précautions d’usage, allant jusqu’à écrire « À ma connaissance » [1]. Il est donc nécessaire, semble-t-il, de poursuivre les travaux entamés – et l’auteur y renvoie régulièrement dans ces notes –, de chercher peut-être de nouvelles sources ou d’analyser à partir de nouvelles perspectives celles que l’on connaît déjà.


Le chantier paraît vaste, mais c’est aussi sur un ton proche de celui de l’essai, rendant le savoir accessible à l’amateur passionné, que l’auteur appelle à prendre la mesure de l’ambivalence – de l’ambiguïté ? – inhérente à la thématique : « Sans oublier non plus que les exigences, parfaitement légitimes, de la réflexion critique ne doivent pas nous faire perdre de vue la spécificité de ce domaine, où le chercheur ne s’aventurera qu’en marchant sur la pointe des pieds, de peur de réveiller la Belle au bois dormant. »[2]

Au cours de ces douze pages d’analyse, André Vauchez nous invite à saisir la subtilité suivante : à la fin du Moyen Age, si l’on considère que toutes les images ne sont pas miraculeuses ou animées, il n’apparait pas anormal que d’autres le soient. Citant Alphonse Dupront qui avance l’idée que toute image sainte est « à la fois le relais et la source », l’auteur nous permet de cerner ce qui pourrait être la problématique centrale : comment l’iconographie propose-t-elle de construire une « mystique et une théologie de l’Incarnation » dont l’Église catholique romaine serait garante ? Et en cela investie d’une autorité émanant directement de Dieu ? Cependant, cet essor du merveilleux eucharistique, au fond, cette « mise en scène liturgique », n’a pas permis, loin s’en faut, de résoudre définitivement la question de l’iconoclasme : le XVIème siècle serait, en partie, celui de la Réforme.

[1]
« A ma connaissance, la première mention explicite d’une image animée en Occident se trouve chez Rupert de Deutz (mort en 1129) […] », p. 85
[2] Introduction, p. 16

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia a grandi et vécu dans la banlieue Ouest d'Aix en Provence. Il est engagé dans des réseaux d'éducation populaire depuis une vingtaine d'années. Militant laïque, républicain radical, il réalise actuellement une thèse de Doctorat d'Histoire moderne sur la sociabilité politique pendant Révolution française. Il est également professeur de Karaté-Do et éducateur sportif professionnel.


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