La Révolution française, une « histoire d’aujourd’hui » ?

La Révolution française, une « histoire d’aujourd’hui » ?


Entendons-nous bien, par « histoire d’aujourd’hui », il n’est nullement question de cette « vogue » de « l’histoire du temps présent », qui relève du non-sens, mais de s’interroger sur les échos dans notre propre contemporanéité de la Révolution française, de son potentiel, notamment politique. Ce préalable posé, suit mon échange à bâton rompu avec Yanis Kuyukan, étudiant en Master II d’Histoire contemporaine, dans le cadre de l’un de ses séminaires de recherche. Les questions sont posées en fonction de ce qui lui a été demandé…


Pouvez-vous vous présenter et nous expliquer votre lien avec la Révolution française ?


Je suis essayiste (deux livres publiés[1], le troisième à venir[2]), j’ai été professeur d’Histoire dans le secondaire et je suis militant laïque. J’anime le site de vulgarisation historique – vulgarisation, pas simplification – lhistoirealaloupe.com
Ma passion pour l’histoire politique m’a amené à reprendre mes études après plus de dix ans d’interruption, et sur la Révolution française. Je m’intéresse, dans le cadre de ma recherche, aux dynamiques démocratique et sociale de la Révolution, aux politiques de laïcisation, à l’autonomisation du puissant mouvement populaire. Ma recherche a commencé avec mon Master. J’ai commis un mémoire de MI, La société populaire des Antipolitiques d’Aix Période I : 1er novembre 1790-10 août 1792[3](179 pages), suivi d’un mémoire de MII : La société populaire des Antipolitiques d’Aix Période II : 10 août 1792-8 juin 1793 (388 pages). Ma thèse de doctorat s’intitule Les Antipolitiques d’Aix et leur réseau d’affiliation (1790-1795), une illustration de l’exercice démocratique pendant la Révolution française[4]. Ma recherche est dirigée par Hervé Leuwers, Professeur des Universités à Lille, actuel président de la Société des Études Robespierristes (S.E.R.), dont nous allons reparler. Si je viens tout juste d’obtenir un contrat doctoral, mon travail de thèse effectif a démarré il y a un an déjà.


Enfin, pourquoi avoir choisi la Révolution française ? Je pense que l’on ne se porte pas sur elle par hasard, que le simple intérêt ou la curiosité ne suffisent pas à l’expliquer – sauf peut-être dans de très rares cas. Au préalable, souvenons-nous que notre culture politique contemporaine est directement issue de la Révolution française, dès même les notions de « gauche » et de « droite ».


Si notre système d’organisation est hérité de Napoléon et non de la Révolution, le potentiel démocratique, laïque et social révolutionnaire reste puissant. Cet évènement d’une intensité exceptionnelle, avec des bouleversements qui le furent tout autant sur une décennie – si toutefois l’on fixe les dates extrêmes de 1789 à 1799, ce qui est toujours en débat – fut le point de référence des républicains sociaux et des démocrates au XIXème siècle, y compris en-dehors de France, et jusqu’à la Commune[5], dont le nom est une référence directe et explicite à la Commune insurrectionnelle de Paris de 1792-1794, qui s’était imposée, au lendemain du 10-aout, en pouvoir concurrent de l’Assemblée nationale. Enfin, les architectes de la loi de 1905 étaient convaincus, à tort ou à raison, de parachever la Révolution française.


Toutes ces raisons et mon intérêt pour ces questions, mon engagement sur le terrain de l’Éducation populaire et du combat laïque, m’ont poussé à devenir historien de la Révolution française, à la questionner, non en militant, mais en scientifique, sans trahir ni falsifier les sources bien entendu, ce qui n’empêche pas ma recherche de nourrir mon engagement.


 


Que représente pour vous les annales historiques de la révolution française en tant qu’historien et qu’est-ce qu’elles apportent aux amateurs comme moi et aux professionnels de l’histoire comme vous?


Les Annales Historiques de la Révolution Française (AHRF), des synthèses scientifiques au service de l’historien érudit et de l’amateur éclairé ; les AHRF sont publiées par la S.E.R. en partenariat avec la maison Armand Colin. Elles sont une revue scientifique consacrée à l’étude érudite de la Révolution française. Les numéros – quatre par an – se centrent sur des thématiques différentes, par exemple, celui de juillet-septembre questionne la Révolution dans le quotidien et dans les guerres[6], le précédent était consacré au travail du grand historien Michel Vovelle[7], l’année civile fut ouverte par un numéro qui traitait des royalismes[8]. Les articles – une vingtaine de pages en moyenne – sont écrits par des historiens chercheurs[9] – enseignants ou doctorants – et proposent des analyses et des perspectives de recherche relativement à la période. C’est donc un travail d’enquêteur, érudit, scientifique, qui est proposé. De l’histoire de « première main ». Ainsi, les chercheurs peuvent faire connaitre leur travail, proposer des synthèses ou des éléments parcellaires mais approfondis de l’état de leurs travaux. Le lien entre les historiens de la Révolution française, dans une dynamique de travail en équipe, au-delà de l’étude archivistique, s’en trouve resserré. L’amateur éclairé y puisera des informations fiables et des études fouillées, des analyses précises sur la période révolutionnaire, souvent « maltraitée » – et sur le fond et sur la forme – par les canaux médiatiques, y compris par les intellectuels qui s’y expriment et relaient même des falsifications de l’histoire quand ils n’en sont pas directement les auteurs – je pense ici notamment à Michel Onfray.


 


La S.E.R. n’est-elle qu’une arme de propagande en l’honneur de Robespierre ou fait-elle de l’histoire dite « objective » ?


La S.E.R. [Société des études robespierristes, NDLR] est une société savante ; dans l’expression, le terme important est « savante ». Elle a été fondée en 1907 par Albert Mathiez, le premier historien à avoir mené un travail érudit sur la Révolution française, ce qui lui permit, travail à partir des sources oblige – y compris celles hostiles à « l’Incorruptible » –, de démontrer en quoi Robespierre avait été la pierre angulaire du courant démocratique et social pendant la Révolution française. Dans la Grande Revue d’avril 1920, il publiait un texte, Pourquoi sommes-nous robespierristes ?, dans lequel on peut lire notamment :


« C’est une société [la S.E.R.] historique, un atelier de libres recherches qui a poursuivi son œuvre, j’ose le dire, sans autre préoccupation que celle de la vérité. […] Nous remarquions que les thermidoriens eux-mêmes, depuis Cambon jusqu’à Barras en passant par Barère, avaient déploré amèrement, au temps de l’Empire et de la Restauration, la lourde faute qu’ils avaient commise en renversant avec Robespierre la République honnête, la République véritable. Nous enregistrions leurs mea culpa et nous constations que tous les républicains de la période héroïque, ceux qui connaissaient plus les prisons et les échafauds que les places et les honneurs, avaient vénéré la mémoire de Robespierre comme celle d’un grand patriote qui n’avait jamais désespéré de la victoire et qui avait été l’âme du glorieux Comité de Salut public, comme celle d’un grand démocrate, victime de sa foi, dont ils se proclamaient fièrement les disciples et les continuateurs[10]. »


Ainsi, la S.E.R. entendit dans un premier temps réhabiliter la mémoire et l’œuvre politique de Robespierre à partir de l’étude objective – je reprends le terme de votre question, nous y reviendrons – de l’histoire. La S.E.R. embrasse évidemment tout le champ de la recherche universitaire relativement à la Révolution française et remet depuis 2003 tous les deux ans le prix Albert Mathiez à une thèse de doctorat ou un mémoire de recherche en Master II, écrit en langue française. Je le précise tout de suite, les membres de la S.E.R. ne vouent pas un culte à « Robespierre divinisé » ni ne se réunissent en « cérémonies transcendantales » pour espérer être touchés par l’esprit de « l’Incorruptible » – et moi-même membre de la société depuis janvier dernier, je ne suis pas robespierriste, je suis clairement maratiste, « c’est pire ! »


Quant à la question de l’histoire dite « objective », définissons d’abord clairement les termes du sujet. « Objectivité » est souvent confondue avec « neutralité », la première étant souvent entendue comme la seconde, ce qui me paraît absurde. Effectivement, l’histoire n’est pas neutre et la Révolution française n’est pas non-plus une « matière » neutre, comme le prouvent du reste les nombreux courants historiographiques qui « se disputent » depuis plus de deux siècles[11] – je ne développe pas pour l’heure puisque vous me posez une question liée.


Être objectif, c’est constater l’objet d’étude tel qu’il est, lire sans les filtres propres à chacun et sans tomber dans l’écueil de l’anachronisme, sans prendre l’histoire pour de la sociologie – même si nous utilisons à raison et à dessein des concepts de sociologie – les évènements historiques, et de ce point de vue-là, je ne suis pas certain que le « wokisme » débridé – pour ne pas écrire fanatique – entre dans le champ de l’histoire dite objective. Selon moi, c’est à partir de l’étude factuelle des évènements que l’historien va proposer une analyse scientifique, objective, mais aura nécessairement – et heureusement ? – une lecture – politique – qui elle sera évidemment subjective – ce qui ne signifie pas falsifier l’histoire.


Par exemple, lorsque je regarde historiquement et objectivement l’opposition entre Montagnards et Girondins, je me positionne politiquement du côté des premiers, mais je ne vais pas mentir sur ce qu’ont fait, été et représenté les seconds, ce que fait par exemple Michel Onfray qui, probablement par ignorance, relate de nombreuses inepties sur les Girondins qui, soit écrit en passant, étaient jacobins ! La S.E.R., qui organise chaque année – hors Covid – deux à trois colloques où des universitaires présentent des travaux de recherche érudit, s’inscrit de fait totalement dans le champ de l’histoire dite objective. Elle ne promeut évidemment pas les thèses ubuesques des penseurs contre-révolutionnaires. Lorsque j’écris « ubuesque », je ne suis pas neutre du tout, en revanche, je suis impeccablement objectif, ce que je vais m’évertuer à démontrer dans ma réponse à votre question suivante.


 


Que pensez-vous personnellement du rôle de Robespierre sur les massacres de Vendée ?


Les massacres de Vendée ? Est-il question des massacres de républicains commis par les royalistes vendéens ? Quand on parle de massacres en Vendée – certains se sont même imprudemment risqués à évoquer un génocide[12] –, on fait souvent allusion aux « colonnes infernales » de Turreau en janvier 1794, qui commirent des atrocités, mais l’on omet – pour ne pas écrire occulte – systématiquement les atrocités des insurgés vendéens qui allaient former l’Armée catholique et royale, omission d’atrocités commises depuis le 3 mars 1793, ce qui n’est pas très… objectif ! La levée en masse décrétée en février 1793 était le déclencheur d’une insurrection dans le grand ouest – et dont la Vendée était l’épicentre – qui allait se faire rencontrer l’anti-révolution et la contre-révolution[13], dans une partie du territoire qui avait déjà manifesté peu ou prou son hostilité à la Révolution, son attachement au roi et aux prêtres réfractaires. L’insurrection de Cholet le 3 mars 1793 se solde par l’assassinat d’un garde-national.


Les Vendéens massacrent les patriotes dans les villes et les villages. Des républicains sont enterrés vivant ici, subissent là le « chapelet vendéen » – ce qui consistait à installer au bord d’une douve des hommes et des femmes attachés les uns aux autres, et à en pousser quelques-uns, au besoin aidés d’une baïonnette ou d’une fourche par exemple. On n’évoque jamais ces massacres-là, lesquels ont duré des mois ! Le 20 mars, les corps administratifs de Nantes évoquent « des rebelles qui ont pillé, volé, dévasté, brûlé et massacré […] avec toute la rage qui inspire le fanatisme », « […] animés de passions si violentes qu’il est impossible de leur faire entendre raison », ce qui impliquait la nécessité de la force. Les premiers mois, « les bleus » – les armées républicaines, qui portent une veste d’uniforme bleue – n’ont de cesse de fuir devant « les blancs » – les paysans du bocage portant la cocarde blanche, symbole de ralliement à la royauté. Le 5 mai, Quétineau fit lever le drapeau blanc à Thouars pour éviter à ses hommes et aux habitants de la ville d’être massacrés.


Quasiment jusqu’à l’été, les armées régulières bleues fuient en poussant des « cris d’effroi » tant le fanatisme des « rebelles » de l’armée catholique et royale leur inspire la terreur[14]. Par ailleurs, l’armée catholique et royale, en coordination avec le gouvernement de Pitt, tente de prendre les villes côtières de façon à faire entrer les armées anglaises sur le territoire national. Dans ce contexte précis et celui des massacres à la chaîne perpétrés par les Vendéens, la Convention, qui a connaissance tardivement de cette guerre civile, proclame un décret le 19 mars, dont l’article VI stipule : « Les prêtres, les ci-devant nobles, les ci-devant seigneurs, les agents et domestiques de toutes ces personnes, les étrangers, ceux qui ont eu des emplois ou exercé des fonctions publiques dans l’ancien gouvernement ou depuis la révolution, ceux qui auront provoqué ou maintenu quelques-uns des révoltés, les chefs, les instigateurs, et ceux qui seraient convaincus de meurtre, d’incendie et de pillage subiront la peine de mort[15] […]. » Petitfrère ne manque pas de faire justement remarquer que « n’ayant d’autre alternative à la mort que la révolte, elle [la mesure] nourrit l’insurrection au lieu de la calmer[16]. » La Convention, c’est l’ensemble des députés, dont Robespierre, qui siège du « côté gauche » – les Girondins siègent du « côté droit » – n’est que l’un d’entre eux, même si l’est également l’un des plus populaires. Le député montagnard, membre éminent des Jacobins, s’exprimerait avec intransigeance de la tribune du club, le 8 mai 1794, soit quelques massacres plus tard, quelques villages de plus dévastés, pillés, brûlés, par les Vendéens alliés de l’ennemi anglais, lui-même coalisé avec les monarchies européennes qui veulent éteindre le feu révolutionnaire. « Il n’y a plus que deux partis en France, le peuple et ses ennemis. Il faut exterminer tous ces traîtres vils et scélérats, qui conspirent éternellement contre les droits de l’homme et contre le bonheur de tous les peuples[17]. »


Ici, il est essentiel de relever qu’il n’y a aucune opposition entre les Droits de l’Homme et les mesures d’exception, bien au contraire ! C’est justement parce que les Droits de l’Homme sont en péril qu’il est indispensable d’adopter des mesures d’exception et de faire usage de la violence révolutionnaire. A toute fin utile, il faut se reporter aux réflexions de Yannick Bosc, maître de conférence à l’université de Rouen, qui démontre qu’il n’y a pas, pour ceux-là mêmes qui les pensèrent, d’opposition entre la Déclaration des Droits de l’Homme et la terreur[18], une fois encore, bien au contraire ; « La terreur est une conséquence du principe général de démocratie appliquée aux plus pressants besoins de la Patrie [19]. »


Dans le contexte – et la contextualisation est à la base du travail d’historien – d’une violence contre-révolutionnaire extrême, d’une contre-révolution nourrie par le fanatisme religieux et liée aux armées étrangères, Robespierre, qui avait réclamé presque seul l’abolition de la peine de mort durant l’Assemblée constituante, comprend, avec tous les démocrates, qu’il n’y a pas d’autres moyens de sauver la Révolution, la jeune République française, pas d’autres solutions pour installer la démocratie. Barère, un député de la Plaine – le centre de la Convention – percevait les évènements de la même façon ; alors qu’il fit voter le 1er août un décret qui précisait les modalités d’intervention de l’armée commandée par Kléber et dont l’article VIII stipulait « Les femmes, les enfants et les vieillards seront conduits dans l’intérieur, il sera pourvu à leur subsistance, à leur sûreté avec tous les égards dus à l’humanité […][20] », l’écrasante défaite de l’armée de l’Ouest à Torfou le 19 septembre l’amena à durcir considérablement le discours. Le 1er octobre en effet, il dit à ses collègues, de la tribune de la Convention, une proclamation dont l’anaphore est explicite : « Détruisez la Vendée[21] ». Il y établit clairement le lien entre la sauvegarde de la Révolution, de ses principes – et donc la Déclaration très démocratique des Droits de l’Homme de 1793 et la Constitution qui en découlait –, la survie de la République, et l’anéantissement des « rebelles » vendéens, liés de facto avec les Prussiens, les Autrichiens, les Anglais, les Espagnols, avec les ennemis de l’intérieur – rappelons du reste que les Girondins avaient massacré la municipalité favorable aux Montagnards à Lyon ou que les royalistes avaient livré Toulon aux Anglais. Revenons-en au discours de Barère et relevons, sur la forme, qu’il revendique sans mot dire une filiation directe entre la République romaine et la Révolution française, puisque le mot était « emprunté » à Caton l’Ancien qui, au IIème siècle avant Jésus-Christ, s’inquiétant du relèvement fulgurant de la rivale de Rome après la deuxième guerre punique, aurait déclaré au Sénat, Delenda Carthago, « Il faut détruire Carthage ! »


J’ajoute, mais cela mériterait un développement plus conséquent, que Maximilien Robespierre n’entre que le 27 juillet 1793 au Comité de Salut public, que ce Comité n’est pas un gouvernement – c’est-à-dire qu’il n’est pas un organe exécutif – et qu’il n’est pas non-plus autonome. Ce comité, renouvelable tous les mois – il le fut sept fois sur la période qui nous intéresse ici – était ce que nous appellerions aujourd’hui une « commission parlementaire », placée sous le contrôle direct de la Convention.


 


La S.E.R. et les Annales historiques de la Révolution française s’inscrivent-elles selon vous dans un courant historiographique ?


Il existe quatre grands courants historiographiques qui travaillent sur la Révolution française. Commençons par celui dont je me réclame, le courant dit « républicain », ou « jacobin », ou encore « social », voire « socialiste ». Il voit dans la Révolution française un mouvement populaire et social, il prend toute la mesure des enjeux liées à l’autonomisation du mouvement populaire, des combats pour l’installation d’une démocratie et d’une république sociale, les luttes acharnées de « classes ». C’est le courant qui court d’Albert Mathiez à Marc Belissa, de Michel Vovelle à Hervé Leuwers ; c’est le courant historiographique majoritaire au sein de l’Université française et bien entendu à la S.E.R., mais il est ultra minoritaire si l’on prend en compte d’autres cercles, je vais y revenir. La deuxième tendance a des proximités avec l’historiographie « socialiste », c’est le courant dit « marxiste », porté par des historiens comme Albert Soboul ou Georges Lefebvre, ou encore Claude Mazauric. Si bien entendu cette historiographie saisit le potentiel social de la Révolution française, elle y voit surtout et avant tout le moment clé de l’émergence de la bourgeoisie, de la bourgeoisie d’affaire ; une Révolution qui en somme n’aurait pas été assez loin et des « démocrates » qui auraient posé des principes sociaux importants mais dans le cadre restreint d’un système libéral, affirmation s’appuyant sur le fait que les Montagnards – la gauche – n’avaient pas décrété « la loi agraire » – perçue par nombre d’entre eux comme une chimère –, ni mit fin à la propriété – pourtant subordonnée à la théorie du « droit naturel » et donc au « droit à l’existence ».


Le courant dit « marxiste » partage donc paradoxalement une conception défendue par l’historiographie dite « libérale ». En effet, celle-ci estime que la Révolution était une nécessité car il fallait mettre fin aux « abus » de l’Ancien Régime. Le courant dit « libéral » – ou « critique » depuis François Furet – estime qu’il y eut donc une « bonne Révolution », celle de 1789, c’est-à-dire celle qui vit la bourgeoisie mener le processus en tentant de museler le « mouvement populaire », dont elle se servit néanmoins[22] – et une « mauvaise Révolution », celle de 1792, plus encore de 1793-1794, c’est-à-dire dès l’instant où le Peuple mena réellement le processus révolutionnaire, où il parvint enfin à imposer des mesures démocratiques et sociales – les mesures d’exception et la violence sont bien moins frontalement attaquées que le prétendu « centralisme jacobin », qui est une fiction, ou la participation active du peuple dans les affaires de la Cité.


Ce courant historiographique fut porté très tôt, dans les années 1820 déjà, par des auteurs comme Mignet[23] ou Thiers[24] ; Tocqueville s’y inscrit, puis au XXème siècle, des historiens comme Patrice Gueniffey ou des auteurs de « la nouvelle gauche », François Furet par exemple, ou Mona Ozouf. Arrêtons-nous sur ces deux courants historiographiques – « libéral » et « jacobin » – : ils scindèrent idéologiquement, d’autant plus après la Révolution de 1848, le mouvement républicain en deux tendances. D’un côté, les Républicains libéraux, qui revendiquaient 1789-1792, puis l’héritage politique des Girondins, les conservateurs de la Convention, de l’autre, les Républicains démocrates, les courants de gauche – des radicaux aux communistes – qui, sans renier 1789, pensée comme une étape, revendiquaient le moment de bascule que représentent 1792 et s’inscrivaient dans la filiation du « programme » de la Montagne et ses exigences et mesures démocratiques et sociales. Droite – Ferry, Gambetta[25], Favre – et gauche – Clémenceau[26], Jaurès [27], – du « parti » républicain se revendiquaient toutes deux de la Révolution française mais n’en réclamaient pas la même part d’héritage. Enfin, il existe un courant historiographique contre-révolutionnaire qui porte un regard exclusivement néfaste sur la Révolution, jugée mauvaise en elle-même. Porté généralement par des historiens royalistes, nostalgiques de l’Ancien Régime, même les réformes libérales ne trouvent grâce à ses yeux, pas plus que la politique conservatrice des Girondins. C’est de ce courant que sort notamment la fiction du « génocide vendéen[28]». Ce récit historiographique court de l’abbé Barruel, qui voyait dans la Révolution française un complot des philosophes des Lumières, des Francs-Maçons et de « la secte » qui en résulta, les Jacobins, à Reynald Secher, dont je confirme qu’il n’est pas membre de la S.E.R. et n’écrit pas pour les AHRF. Relevons que les courants libéraux et contre-révolutionnaires sont en réalité majoritaires ; majoritaires à l’Académie française, en Droit et en Histoire du Droit, dans les médias, avec des personnalités comme Franck Ferrand, Lorànt Deutch ou Stéphane Bern – les deux derniers cités n’étant pas historiens.


Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Doctorant en Histoire moderne – Université de Lille – IRHiS


 


[1]
La Plume et le Sabre, Deux armes indissociables pour avancer sur la Voie du Guerrier, Éditions Landogne, Collection Savoir, 2016, et Shogun, Introduction à une politique de la guerre dans le Japon des Samuraï, Le Lys Bleu Éditions, septembre 2021.


[2]
De la laïcité. Manifeste d’un Libre-penseur, pour L’Harmattan, Collection Débats laïques.


[3]
Recherche dirigée par Marc Belissa, Université Paris-Nanterre, 2019.


[4]
Ibid., 2020.


[5]
Je viens d’ailleurs d’ailleurs de finir un article, La Commune, mouvement patriotique au carrefour du combat laïque et du combat social, pour Adogma, la revue de l’Association des Libres-Penseurs de France (ADLPF).


[6]
Vivre la Révolution (1792-1795), AHRF, N°405, Armand Colin, Juillet-Septembre 2021.


[7]
La Révolution Michel Vovelle, AHRF, N°404, Armand Colin, Avril-Juin 2021.


[8]
Royalismes et royalistes dans la France révolutionnaire, AHRF, N°403, Armand Colin, Janvier-Mars 2021.


[9]
Je devrais pour ma part soumettre une proposition d’article au comité de lecture des AHRF d’ici à la fin de l’année universitaire, en vue probablement d’une publication l’an prochain.


[11]
Entendre au sens de la disputation.


[12]
Reynald Secher, La Vendée-Vengé, Le génocide franco-français, Perrin, juillet 2006.


[13]
La distinction entre les deux notions est de Claude Mazauric, voir notamment Autopsie d’un échec : la résistance à l’anti-Révolution et la défaite de la Contre-Révolution, in Roger Dupuy, François Lebrun (dir.), Les résistances à la Révolution, Paris, Imago, 1987, p. 237-244.


[14]
Se reporter notamment à Claude Petitfrère, La Vendée et les Vendéens, publication originale, Folio histoire, 1981, Éditions Gallimard, 2015.


[15]
Cité in Claude Petitfrère, La Vendée et les Vendéens, publication originale, Folio histoire, 1981, Éditions Gallimard, 2015, iBooks, pp. 49-50.


[16]
Ibid., p. 50.


[17]
Cité in Hervé Leuwers, Robespierre, Fayard, 2014.


[18]
Yannick Bosc, Robespierre ou la Terreur des droits de l’homme, colloque Henri Guillemain, 2015. https://www.youtube.com/watch?v=D97uswCx9e4


[19]
Ibid.


[20]
Cité in Claude Petitfrère, La Vendée et les Vendéens, publication originale, Folio histoire, 1981, Éditions Gallimard, 2015, iBooks, p. 45.


[21]
Ibid., pp. 45-47.


[22]
L’avocat grenoblois Barnave, qui avait affirmé que la « nouvelle répartition de la richesse » imposait « une nouvelle répartition du pouvoir », avait prôné la nécessaire alliance du peuple et de la bourgeoisie.


[23]
Histoire de la Révolution française de 1789 jusqu’en 1814, publiée en deux volumes en 1824.


[24]
Histoire de la Révolution française, publiée en plusieurs volumes de 1823 à 1827.


[25]
Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia, article Gambetta, ou la théorie de la « République bourgeoise », https://lhistoirealaloupe.com/2020/12/03/383/


[26]
« Messieurs, que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution française est un bloc. », discours du 29 janvier 1891, pour justifier le soutien de la censure de la pièce Thermidor, de Victorien Sardou, jouée à la Comédie française.


[27]
Histoire socialiste de la Révolution française, publiée en plusieurs volumes en 1908.


[28]
Notons que Jean-Clément Martin, le grand spécialiste de « la Vendée militaire », qui admet la notion de « crimes de guerre » relativement aux atrocités des « colonnes infernales », conteste formellement l’usage inapproprié du terme de « génocide ».

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia a grandi et vécu dans la banlieue Ouest d'Aix en Provence. Il est engagé dans des réseaux d'éducation populaire depuis une vingtaine d'années. Militant laïque, républicain radical, il réalise actuellement une thèse de Doctorat d'Histoire moderne sur la sociabilité politique pendant Révolution française. Il est également professeur de Karaté-Do et éducateur sportif professionnel.


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