Compte-rendu de lecture d’article d’histoire ancienne – Wees

Compte-rendu de lecture d’article d’histoire ancienne – Wees

H.V. Wees, Homère et la Grèce antique, in Colby Quaterly, Vol. 38, Iss. 1, Art. 9, Publié par Digital Commons, 2002.

Hans Van Wees est professeur d’Histoire ancienne à l’University College de Londres. Il est spécialiste de la Grèce antique et a commis quelques ouvrages de référence comme Status Warriors: war, violence, and society in Homer and history, 1992, ou  Greek Warfare, Myth and Realities, 2004. Par ailleurs, il est rédacteur en chef de War and Violence in Ancient Greece et corédacteur en chef de Cambridge History of Greek and Roman Warfare. Nous nous proposons ici de rendre-compte de son article, Homère et la Grèce antique, in Colby Quaterly, Vol. 38, Iss. 1, Art. 9, publié par Digital Commons, paru en 2002. L’historien y livre une réflexion érudite relativement aux poèmes épiques, essentiellement L’Iliade et L’Odyssée, quintessence du genre épique, attribuées à Homère. Au centre de son analyse, la valeur historique des épopées concernant le monde grec antique. Aussi, Wees établit-il un tour d’horizon des hypothèses contestées ou admises depuis l’Antiquité et propose-t-il de nouvelles pistes de recherche. Il questionne les problèmes de linguistique, les pratiques culturelles, sociales, politiques et cultuelles de la civilisation mycénienne, de la Grèce archaïque et de la période classique, de façon à établir une périodisation probable non d’une hypothétique guerre de Troie, mais de la fixation par écrit d’une longue tradition poétique orale. Par ailleurs, au fil de cette réflexion, Wees met en évidence les évolutions de la transmission des récits héroïques par les Rhapsodes et leur passage des cercles privés aristocratiques à un public plus large à l’occasion de fêtes religieuses notamment. Son article de vingt-quatre pages est structuré en dix chapitres de façon à proposer une synthèse précise et exhaustive de son travail. Nous allons ici nous centrer sur des éléments qu’il relève autour des problématiques linguistiques et des coutumes sociales, cultuelles et politiques.

L’Iliade et L’Odyssée nous livreraient-elles plus d’informations sur la période où elles ont été écrites que sur les évènements qu’elles rapporteraient ? Mais alors quand les récits ont-ils été fixés par écrit. Wees rappelle qu’il est impossible d’arrêter une hypothèse avant le début du IXème siècle, les Grecs ayant adopté un alphabet environ en 800 avant Jésus-Christ. L’historien précise de surcroît que cela concorde avec les sources les plus anciennes relativement à la datation d’Homère. L’existence d’Homère et sa datation justement sont au centre de ce vaste questionnement depuis l’Antiquité et des enjeux que cela a représenté à travers le temps. Issu de la dixième génération descendante d’Orphée à l’époque classique, ou très proche des évènements pour les érudits de la période hellénistique, la proximité du poète avec les évènements était constitutive de l’authenticité du récit. L’historien relate que Cratès de Mallos fait du poète rien moins que le petit fils d’Ulysse, né de Télémaque et de la fille de Nestor ; quant aux érudits byzantins, ils en firent même un protagoniste de la guerre de Troie, aide-de-camps d’Agamemnon. Établir la fixation du récit à partir de la datation de l’hypothétique Homère est donc aléatoire. L’historien évoque une autre piste : les preuves linguistiques ont permis une datation rigoureuse. Autour de 750-725 pour L’Iliade et de 743-713 pour L’Odyssée. Mais s’il est en principe permis de dater un texte par son vocabulaire, son orthographe et les formes grammaticales, l’analyse linguistique dans la datation n’est qu’une hypothèse. Sa limite est vite atteinte car elle propose une ligne d’arguments qui oublie sciemment la longue tradition orale avant la fixation par écrit des épopées. On ne peut toutefois ignorer cette piste. Wees s’appuie sur les travaux de Richard Janko qui mettent en évidence que la fréquence des formes les plus anciennes décline de L’Iliade à L’Odyssée puis de L’Odyssée aux poèmes d’Hésiode. Quelques lignes et phrases ne peuvent pas être examinées correctement sans être prononcées comme elles auraient dû l’être à une étape précoce du développement de la langue grecque. Pour autant, H.V. Wees rappelle que dater nécessite également d’avoir des points fixes – pour  L’Odyssée ce pourrait être la colonisation grecque en Méditerranée. Toujours est-il que L’Iliade et L’Odyssée ont pu être composées à une date plus tardive que les années 750-713, par un auteur anonyme, et selon Wees il y a une preuve par l’histoire de leur transmission. L’évolution des performances des Rhapsodes pose un certain nombre d’indicateurs. L’historien relève en effet trois changements majeurs de la performance épique au début du VIème siècle : un déplacement de l’improvisation à la mémorisation, l’abandon de l’accompagnement musical et le transfert d’un public aristocratique à une audience plus large. À ce titre, Terpandre de Lesbos (676 ou 641 avant JC) aurait été le premier poète à avoir chanté des poèmes épiques en concours dans des fêtes religieuses et à avoir composé des hymnes aux dieux en prologue. Wees note une autre tendance générale au VIIème siècle : le développement des cités-États grecques comme organisation politique, sociale, religieuse concernant activement tous les citoyens, plutôt que la seule aristocratie. Il y aurait donc des adaptations de la tradition aux valeurs changeantes, aux nouvelles coutumes et aux circonstances politiques. À cet égard, la place de plus en plus prépondérante d’Athènes, dont les poèmes témoigneraient. Au début du VIème siècle Athènes remporta un dur combat contre Mégare – un point fixe – pour le contrôle de Salamine. Les vers du catalogue des navires dans L’Iliade ne font pas allusion à Mégare alors qu’Athènes y figure en bonne place. Pour Wees, ces vers ont été ajoutés au poème quand a été adoptée la performance épique pour les Panathénées, renforçant de facto les revendications d’Athènes au dépend de ses rivales. L’historien met en évidence un autre élément à ce propos : dans L’Iliade encore, il est mentionné une statue grandeur nature d’Athéna assise, et dans L’Odyssée il est question d’une lampe à huile en or portée par la déesse. Ce sont-là deux objets qui ont été spécifiquement introduits pour le bénéfice du public athénien aux Panathénées. Wees souligne que les lampes ne sont pas attestées par l’archéologie jusqu’au VIIème  siècle. Ici, elle a été ajoutée comme référence indirecte à une autre caractéristique du culte d’Athéna : une lampe gardée allumée en permanence pour le culte d’Athéna au temple de l’Érechthéion. De surcroît, au VIIème siècle Athènes aurait pu lever une flotte d’environ cinquante navires de guerre et Wees rappelle que c’est précisément le nombre de navires du contingent athénien à Troie. Au-delà de la place prépondérante d’Athènes, Hans Van Wees analyse le traitement de la politique dans les poèmes homériques, et plus précisément des modèles de gouvernement. L’Iliade et L’Odyssée présentent une image de gouvernement essentiellement similaire au système politique de la Grèce archaïque, mais avec l’ajout d’une dimension héroïque. L’unité qui dirige le gouvernement est dans chaque cas la communauté politique constituée par une ville (polis). Wees indique que dans les communautés archaïques le terme générique basileis (« seigneurs » ou « princes ») utilisées dans les épopées pour les aristocrates des âges héroïques étaient aussi utilisé par le poète Hésiode pour ceux qui détenaient le pouvoir dans sa propre communauté. L’auteur de l’article estime que les positions précaires des souverains homériques, l’importance de la force et de la réciprocité, pourraient être basées sur des relations de pouvoirs parmi les aristocrates du VIIIème siècle tardif ou du VIIème. De surcroît, l’historien s’intéresse à la façon dont les Grecs sont présentés, à savoir comme une unité, les « Pan-achéens ». Cela ne cela correspondrait à rien de courant à la situation mycénienne. Pour Wees, l’explication est ailleurs. À partir de la fin du VIIIème siècle, les sanctuaires et fêtes panhelléniques, attendus par tous les Grecs et pour les Grecs seulement, commencent à acquérir une importance plus grande. Un sentiment d’unité culturelle grecque en opposition aux étrangers était en train d’émerger, et cette nouvelle conscience de soi était en train de s’exprimer dans la fiction du monde héroïque comme unité politique. Ainsi, alors-même que les coutumes variaient considérablement d’une cité à l’autre, les poètes auraient évité de se référer aux particularités locales, créant à la place une composition des « meilleures » coutumes grecques connues par eux. Relativement aux funérailles par exemple, Wees écrit que l’archéologie révèle les éléments de base aux VIIIème, VIIème siècles et plus tôt mais les détails diffèrent toujours. Alors les poètes auraient créé des funérailles génériques héroïques – Éetion, Hector, Achille, … –  qui faisaient appel et donnaient du sens à un public large.
Nous avons vu que Wees porte une attention particulière à l’argument linguistique. Sans en nier la portée, il le relativise toutefois, du moins le nuance-t-il. Son propos sur la question rappelle un élément fondamental : la fixation par écrit d’un mythe est un moment de son histoire – dont il n’est pas question de nier l’importance – mais ne résume pas celle-ci. La tradition orale d’un récit est constitutive de son histoire. « Geler » la tradition par écrit et se pencher dès lors sur la question linguistique permet de prendre la mesure à partir de ce point de bascule. Toutefois, l’argumentation linguistique relativement aux poèmes épiques est souvent convoquée car elle livre des données concrètes – à l’instar de celles relevées par Janko.  André Hurst, helléniste, professeur à l’Université de Genève dont il a été recteur, livre une réflexion analogue à ce sujet, centrant son propos sur L’Iliade dont il rappelle qu’Ilion est l’un des noms de la ville de Troie[1]. Il resitue également et évidemment les « polémiques » dans la longue histoire, rappelant le rôle des exégètes de la bibliothèque d’Alexandrie pendant la période hellénistique, les questions linguistiques étant déjà interrogées. Hurst évoque par exemple l’hypothèse des « Séparateurs », lesquels considéraient qu’il y avait deux auteurs, un pour chacune des deux épopées dites « homériques ». La question traversant les âges, elle était encore mise en avant sous l’Empire romain. L’universitaire livre l’exemple au Ier siècle de notre ère de l’auteur anonyme du Traité du Sublime. Ce dernier estimait en dépit des différences notables que les deux poèmes avaient bel et bien été écrits par le même auteur, mais à deux périodes différentes de sa vie, L’Iliade étant selon lui le poème de la jeunesse, L’Odyssée le poème de l’âge mûr. Hurst cite par ailleurs les travaux de Milman Parry, auteur d’une thèse à La Sorbonne publiée en 1928, le quel soulignait justement que les épopées utilisent des formules – conception par ailleurs contestée par David Bouvier qui y voit a contrario un « obstacle épistémologique[2] ». Dans le prolongement de l’analyse de Wees vis-à-vis de la linguistique, Hurst évoque une « poésie formulaire », livrant notamment l’exemple d’un vers qui pourrait se dire de neuf façons différentes. Par ailleurs, en écho à la réflexion de Wees, le professeur genevois s’intéresse aux traces du passage par l’oralité, jusque dans le titre éponyme du second poème. Selon lui, le nom originel du héros portait un son intermédiaire entre la liquide et la dentale. « Ulysse » ne serait pas un nom grec, mais transcrit diversement – par exemple Olyxeus et Odysseus. Le nom du roi d’Ithaque serait antérieur au grec. Il relève ainsi et en écho à Wees que certains vers ne pourraient être compris qu’en remettant la forme mycénienne. Enfin, relativement à cette question du vocable utilisé, nous souhaiterions, dans le prolongement de la réflexion de l’auteur de l’article, citer une dernière analyse de Hurst qui, nous semble-t-il, s’inscrit dans la perspective de l’universitaire anglais. Elle se porte sur ce qui motive les deux qualificatifs d’Hector, « tueur d’hommes » et « dompteur de chevaux ». « Lorsqu’il est dompteur de chevaux, c’est qu’on veut souligner qu’il est en accord parfait avec son peuple[3] », qualificatif usité à l’occasion de la trêve accordée par Achille pour les funérailles du prince troyen.

Sur un tout autre registre, nous avons porté une attention particulière à la dimension foncièrement politique des poèmes homériques. Reflet des rapports sociaux et témoins de phases de transition, L’Iliade et L’Odyssée sont le support esthétique d’une propagande politique. Celle-ci se traduit par l’élaboration d’un ciment culturel qui façonne une identité grecque. Si cette « conscience grecque » se construit en partie par l’opposition aux barbares, elle est constitutive d’une unité dans une ère de civilisation quoiqu’il en soit morcelée, ou plus précisément caractérisée par des cités-États rivales. Rivalités mises en sommeil deux siècles après le cadre de l’étude proposée par Wees, les puissantes cités faisant front commun face à l’ennemi perse pendant les guerres médiques. Une unité culturelle, une propagande politique qui, nous l’avons vu, s’établissent au profit d’Athènes. Ces éléments, nous l’aurons compris, confèrent aux poèmes une véritable valeur historique, car reflet de la société contemporaine des auteurs qui les ont composés – modes de pensée, pratiques cultuelles, coutumes, etc. De surcroît, nous notons que Hans Van Wees invite l’historien à élargir son champ d’investigation. Il doit, pour établir les faits, utiliser d’autres sources que les écrits. Le chercheur en histoire ancienne doit avoir recours à l’archéologie. Relativement au sujet qui nous occupe, cette démarche est notamment celle qui est au cœur du « Troia project » porté par l’Université de Tübingen. Sur le site archéologique d’Hisarlik en Turquie, les professeurs Ernst Pernicka et Rüstem Aslan confrontent L’Iliade et les découvertes sur les vestiges des Troie VI et VII, occupés durant l’âge de bronze. Si l’archéologie atteste une citadelle puissante et une ville riche qui se préparait à une attaque venant de l’Ouest – et un traité d’alliance avec le souverain hittite Alaksandu[4] –, elle ne corrobore pas l’ensemble de pratiques et de rites chantées dans le poème.

L’Histoire ne serait-elle pas une ouverture, un élargissement des perspectives ? Comprendre le passé permet de rétablir les faits et de prendre pleinement la mesure des évolutions sociales, sociétales, politiques, des sociétés humaines. Les poèmes homériques et leurs modes de transmission sont révélateurs de l’importance de la mémoire collective pour la construction d’une civilisation. Cependant, le lyrisme, le temps qui passe et parfois, la recherche de « la vérité » au détriment des faits, peut aboutir à confondre mythologie et Histoire. Il n’est évidemment pas question pour l’historien de nier l’importance du mythe, c’est-à-dire sa portée, mais il lui incombe de le démêler de la réalité historique. Il doit analyser, comprendre, remettre en question pour proposer des perspectives, ce qui engage de ne pas avoir été… mystifié. L’historien, et c’est l’essence même de son métier, a charge de mener l’enquête. C’est l’étymologie-même de sa discipline, c’est ce que nous rappelle Les enquêtes – « historiê » – d’Hérodote, « le père de l’Histoire ».

Relativement au mythe de la guerre de Troie, l’antiquisant notera qu’il dépassa le cadre de la Grèce au sens strict, Alexandre, le roi de Macédoine, marchand dans les pas d’un autre roi issu du mythe, lui, celui des Mirmidons, Achille. Par ailleurs, les poèmes homériques et leur influence ont très largement dépassé le cadre de la recherche historique. Ne peut-on dire qu’ils ont marqué l’inconscient collectif occidental autant que l’imaginaire grec – nous pensons ici à l’œuvre de Giraudoux ? Faisant suite aux propos du moderniste Yannick Bosc précisant « […] un historien n’est pas quelqu’un qui travaille sur le passé mais un historien c’est quelqu’un qui travaille sur le temps. Un historien c’est quelqu’un qui travaille sur le rapport entre le passé et le présent. Un historien est quelqu’un qui génère dans la société dans laquelle il est le passé dont cette société a besoin[5] […] », peut-être pouvons-nous envisager que cela dit quelque chose du rapport au mythe en général et aux épopées homériques en particulier, à travers le temps et les âges.

[1] https://www.youtube.com/watch?v=vplqpDyc2Ew Conférence « L’Iliade, un poème de la guerre ? », André Hurst, ancien Recteur de l’Université de Genève, enregistrée le 29 octobre 2019, Fondation Martin Bodmer.

[2] Quand le concept de « formule » devient un obstacle épistémologique : la conception du stock de formules préfabriquées (Ière partie), Article Persée,
GAIA. Revue interdisciplinaire sur la Grèce ancienne
, Année 2015,  18  pp. 225-243.

[3] Conférence « L’Iliade, un poème de la guerre ? », André Hurst, ancien Recteur de l’Université de Genève, enregistrée le 29 octobre 2019, Fondation Martin Bodmer, 1 heure 09 minutes.

[5] Yannick Bosc, au cours de son entretien dans l’émission « Éditions critiques », le 13 septembre 2017.


Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia a grandi et vécu dans la banlieue Ouest d'Aix en Provence. Il est engagé dans des réseaux d'éducation populaire depuis une vingtaine d'années. Militant laïque, républicain radical, il réalise actuellement une thèse de Doctorat d'Histoire moderne sur la sociabilité politique pendant Révolution française. Il est également professeur de Karaté-Do et éducateur sportif professionnel.


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