La Révolution française, naissance de la souveraineté populaire ?

La Révolution française, naissance de la souveraineté populaire ?

            La Révolution française est probablement le plus grand bouleversement de l’histoire de l’humanité à la fin du XVIIIe siècle. Je ne développerai pas ici ses origines, multifactorielles, mais insisterai pour le propos qui nous intéresse sur la question centrale du transfert de la souveraineté, en l’occurrence du roi Louis XVI à la nation française – c’est-à-dire au peuple français, et j’expliquerai pourquoi de mon point de vue il n’y a pas de dichotomie entre la souveraineté nationale, trop souvent confondue avec celle d’État souverain, et la souveraineté populaire.
            Définissons le terme du sujet : « souveraineté ». Du latin superus, « supérieur » soit le principe d’autorité suprême. Le Littré propose la définition suivante :
 « 1 Autorité suprême. Souveraineté absolue. Souveraineté limitée. Souveraineté héréditaire. Souveraineté élective. »
« 2 Qualité, autorité d'un prince. On lui dispute la souveraineté. » Voilà qui s’ajuste bien avec le régime monarchique et la rivalité dans l’exercice du pouvoir, car au fond c’est de cela dont il s’agit. Le Littré propose un troisième sens qui s’avère d’autant plus pertinent qu’il pose comme principe intrinsèque celui de frontières : « 3 Étendue de pays sous la dépendance d'un souverain. » Ici, resterait à définir qui est le souverain, et en nous replongeant dans la Révolution française, nous ne pouvons échapper au débat traditionnel relatif à la question de la représentativité ou de l’exercice direct de la démocratie. Aussi, si l’on constate alors la montée en puissance de la « bourgeoisie parlementaire », on aurait tort d’évacuer celle du mouvement populaire. L’occasion m’est offerte de suggérer le sens 4 proposé par Le Littré, qui nous intéressera au premier chef : « 4 Souveraineté du peuple, doctrine politique qui attribue au peuple le pouvoir souverain. » Et j’affirme ici devant vous, peut-être en percutant quelque idée reçue tant d’intellectuels conservateurs, voire réactionnaires, comme Taine ou Tocqueville, que de pseudo intellectuels de gauche qui seraient inspirés d’écrire moins et de lire plus, comme Michel Onfray, que la Révolution française est en effet ce moment précis de l’Histoire de France – et, j’insiste, peut-être même de l’humanité – qui voit l’entrée massive du peuple en politique, lequel s’empare de cette question et œuvre à l’exercice du pouvoir.

Réunis dans des clubs, que l’on appellerait sociétés patriotiques puis bientôt sociétés populaires, affiliés aux Jacobins de Paris ou dans la sphère d’influence des Cordeliers, artisans, cultivateurs, commerçants, … exerceraient des pressions considérables pour faire entendre la voix du peuple et infléchir le cours des événements – quand ils n’en seraient pas simplement à l’initiative.

            La Révolution française voit donc l’émergence d’un mouvement populaire hétérogène, original, structuré par le phénomène spectaculaire de la sociabilité politique qui investit tous les champs du politique ; les chercheurs en histoire sociale et / ou politique, mais également les sociologues, parlent d’agentivité, c’est-à-dire la capacité d’action du peuple et son autonomisation.
            Les Antipolitiques d’Aix sont une illustration puissante de ce phénomène. Autant alliés que rivaux des Jacobins marseillais, ce club à la sociologie très populaire a utilisé tous les moyens à sa disposition, de la pétition aux « corps constitués » à la mobilisation armée, pour faire avancer les principes politiques nouveaux, s’engageant pour une république démocratique, une laïcisation radicale de la nation – et non des seules institutions de l’État – et réclamant la régulation de l’économie ou encore l’institution d’une instruction publique, d’une École pour tous les citoyens en devenir, garçons et filles ! Dans cet activisme dont les  Déclarations des Droits Homme et du Citoyen de 1789 et de 1793 seraient les roses des vents, point d’originalité provençale, on le retrouve dans les autres clubs du pays.
            Je vais donc ici m’attacher à interroger les modalités de l’exercice populaire, je préfère écrire démocratique, du pouvoir, parfois en confrontation à la « notabilité éclairée », le processus de laïcisation – qui fut d’abord un combat contre l’Église, nourri par un anticléricalisme déjà puissant, puis contre la religion elle-même –, les revendications en matière économique et sociale, enfin la puissance des visions relative à l’instruction publique et à l’École.
 
 
            Dès les états généraux du royaume réunis à Paris au printemps 1789, les députés du Tiers s’agrègent au très avancé club breton, dans le but de préparer les séances. On y trouve des personnalités importantes, comme La Fayette, ou Mirabeau, député d’Aix ; l’avocat grenoblois Barnave, ou encore des inconnus comme le représentant de l’Artois Robespierre. Par la suite, ce club, dont vous aurez remarqué qu’il n’est pas originaire de Paris ni composé exclusivement de Parisiens – il faudra le signifier à Michel Onfray – devient la Société des Amis de la Constitution, séante rue Saint-Honoré dans la bibliothèque du couvent des Jacobins, dont elle prendra bientôt le « surnom », et non par choix. L’influence de ce club allant grandissante, des Sociétés des Amis de la Constitution – des clubs Jacobins – essaiment dans toute la France dès 1790 ; ainsi dans les grandes villes d’abord, comme Bordeaux, Lyon, Marseille, Aix, …  Jean Boutier et Philippe Boutry nous apprennent qu’elles sont déjà plus de 300 dans toute la France au 31 décembre 1790 ; près de 1250… un an plus tard[1] ! L’an II (les années 1793-1794) voit la création de 3500 sociétés, tant et si bien qu’à l’apogée de sa puissance, le mouvement populaire affilié aux Jacobins est composé de 5 à 6000 clubs qui couvrent tout le territoire national.
            Il est vrai que jusqu’en 1792, ces clubs demeurent, comme l’écrit Albert Mathiez, « parlementaires et bourgeois[2] » – on y trouve nombre d’hommes de loi, de riches commerçants –, néanmoins, non-seulement leur recrutement va se démocratiser, mais en plus, d’autres clubs populaires sur le plan sociologique se créent, tels la Société des Amis de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, plus connue sous le nom de Club des Cordeliers, précocement républicain, décrit par le même Mathiez comme « un groupement d’action et de combat », et parfois même en concurrence immédiate à un club jacobin de département, comme les Antipolitiques d’Aix ou ceux de Pertuis. Et les Antipolitiques d’Aix naissent justement tout à la fois en réaction à l’offensive contre-révolutionnaire provençale et à l’inaction des autorités ou corps constitués modérés face à ce péril imminent. Effectivement, tandis que fin septembre 1790, l’avocat Pascalis déclamait à la dernière séance de la Chambre des Vacations du « ci-devant Parlement de Provence » un brûlot contre-révolutionnaire, exigeant le rétablissement des libertés provinciales et le rétablissement de la monarchie [absolue][3], la condamnation du discours par les hommes de loi de la ville d’Aix alors capitale du jeune département des Bouches-du-Rhône, fondateurs du club jacobin de la cité, est immédiate, mais les autorités n’agissent pas[4]
            L’abbé Rive, homme des Lumières et « curé rouge » connu avant la Révolution pour ses virulentes positions anticléricales, réunit des cultivateurs et des artisans qui vivent dans les quartiers populaires d’Aix pour fonder, le 1er novembre 1790 le clubs des Antipolitiques[5]. Ils émergent non contre la politique, mais contre les hommes politiques – ici réside probablement une partie de leur échec –, estimant incarner un  pouvoir vertueux contre le vice des

« […] vils et rampants égoïstes captateurs de suffrages qui ne motionnent que se procurer des places qu’ils ravissent au vrai mérite, les orgueilleux caussidiques qui, appuyés d’un langage entortillé, de mots barbares et inintelligibles séduisent les esprits faibles, et les dirigent vers leur but[6] ». 

            Le premier mois de leur existence va être pour partie consacrée à la mobilisation contre Pascalis, qui ourdie une conspiration avec le Comte d’Artois, frère du roi, et les contre-révolutionnaires réfugiés à Nice et Turin[7]. Les Antipolitiques entendent imposer à la municipalité d’Aix et aux autorités départementales la mise en accusation du conspirateur, mais les modérés n’agissant pas, ils pétitionnent directement à l‘ « Auguste Assemblée nationale » pour obtenir la destitution des juges de la ville[8]. Il faut relever ici l’importance des pouvoirs locaux, la Révolution française s’étant évertuée, dès les premiers mois, à opérer une décentralisation de l’exécution de la loi et donc du pouvoir exécutif. Effectivement, les Jacobins, amis des Droits de l’Homme et du Citoyen et anti-absolutistes, refusaient l’établissement d’une centralisation forte – informons-en Michel Onfray – car cela serait revenu, de leur point de vue, à maintenir l’Ancien Régime et l’absolutisme royal. Le socle du pouvoir étant pour eux… la commune. Observons dans le même temps le recours aux députés, perçus pour l’heure de façon globalement favorable du fait notamment de travailler à l’établissement d’une Constitution. Je ne développerai pas ici la question des juges, élus par les Citoyens... Par ailleurs, la pétition, qu’elle fût adressée à une autorité locale ou au centre du pouvoir législatif, est l’arme de prédilection des militants engagés dans les clubs politiques. Ils en font d’ailleurs largement publicité de façon à mobiliser ce que nous pourrions appeler « le mouvement populaire » bien au-delà de leurs membres, et ainsi exercer, de façon légaliste, des pressions considérables sur les corps constitués, au besoin en brandissant la menace de la « sainte insurrection[9] ». 
 
            Cette mission de vigilance n’est pas propre aux patriotes provençaux. Dès avril 1790, elle est revendiquée par le club des Cordeliers dont l’emblème est l’œil de la surveillance. Ce club, comme l’ont démontré Albert Mathiez et Jacques Guilhaumou, fut à la pointe du combat démocratique, avant-gardiste sur la question du régime politique (il est le premier à réclamer la fin de la royauté et l’établissement de la République) et s’implique avec une détermination sans faille dans la défense des journalistes démocrates (Desmoulins, Marat) et des patriotes attaqués aussi bien par les « aristocrates » que les modérés[10].
            Si, au début de la Révolution française, les modalités d’action peuvent changer d’un club à l’autre dans le pays, les principes et les finalités sont partagés[11]. Revenons dans le Midi provençal pour nous intéresser aux singularités des « missionnaires patriotes marseillais » identifiés par l’historien Jacques Guilhaumou. A travers les missions départementales des Jacobins marseillais tels François Isoard ou Jacques Monbriond, l’historien analyse « l‘acte de faire parler la loi ». Effectivement, pour ces militants politiques, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen était une boussole. D’ailleurs, cela ne vaut pas uniquement pour les clubistes dans le département, mais également pour les meneurs des « patriotes prononcés » jusqu‘à l’Assemblée constituante, le journaliste Camille Desmoulins, l’homme du « 12 juillet » qui avait appelé en 1789 à prendre les armes et la Bastille, décrivant son ami le député Maximilien Robespierre comme « le commentaire vivant de la Déclaration des Droits de l’Homme[12] ». Cette Déclaration, préambule de la Constitution à venir, générait les espoirs de nombre de protagonistes autant qu’elle légitimait leurs actions sur le terrain, y compris parfois contre la légalité. Effectivement, Sieyès, l’homme qui, avant les états généraux, avait écrit Qu’est-ce que le tiers-état ?, en était rendu à proposer à l’automne 1789 que l’on divisât le corps politique en deux catégories de citoyens sur la base de l’impôt, et donc de la richesse, les citoyens dits « actifs » et les « passifs », exclus du droit de vote et rendus inéligibles. A l’instar du maintien de l’esclavage dans les colonies, cette décision percutait de plein fouet l’article 1er de la Déclaration : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits […] ».

Il s’agissait là pour les Jacobins marseillais de « lois et décrets anticonstitionnels ». L’occasion d’apporter une incise en citant l’historien Pierre Serna, qui décrit le grand bouleversement de la fin du XVIIIe siècle comme une « Révolution de la loi[13] » ; le sang versé et les violences révolutionnaires ne sont pas venus de nulle part, elles ont même été en bien des circonstances un retournement contre ceux qui en usaient abondamment.

            Ces missions patriotiques sont un élément parmi d’autres de communication entre les patriotes de tout le pays, qui avaient tissé un vaste et très efficace réseau de correspondance. Les échanges entre clubs d’un bout à l’autre du territoire national permirent au peuple de comprendre que ses intérêts étaient les mêmes à Lille, à Aix ou à Caen – c’est ainsi que se tissa la volonté d’unité et d’indivisibilité de la nation, puis de la République. Ainsi et pour exemple, lorsque les Jacobins de Caen exhortent le 31 décembre 1791 l’Assemblée législative à forcer la main de Louis XVI et à respecter les principes de la France révolutionnée en fustigeant les monarchies européennes coalisées et les « prêtres séditieux[14] », les Antipolitiques d’Aix les soutiennent et, le 1er février 1792,  écrivent… à Louis XVI en personne !

« Libres sous la protection des lois, nous Agriculteurs, sans les sueurs desquels il n’existerait ni industrie, ni commerce, ni société, et par conséquent ni princes & rois, nous adhérons de tout notre cœur & de toute notre âme, à l’adresse que tes concitoyens de Caen t’ont écrite. Nous t’invitons, nous te conjurons, s’il le faut, à n’écouter que ta raison & la voix de ta conscience ; éloigne pour jamais d’auprès de toi, ces hommes dégradés par les sentiments les plus avilis, & qui achetaient, par les bassesses les plus révoltantes, le droit de nous opprimer[15]. » Ils finissaient par menacer le roi : « Règne, mais règne par la Loi, & par ton attachement pour celles qui seront décrétées, c’est le seul moyen de te concilier pour jamais l’amour des Français[16]. »
 
            S’il est vrai que dans les premières années de la Révolution, tous les républicains n‘étaient pas démocrates et réciproquement, renverser la monarchie était devenue inéluctable à l‘été 1792. Les fédérés des départements furent mobilisés par les sociétés patriotiques, le bataillon des Marseillais comptant même dans ses rangs deux Antipolitiques d‘Aix.
            Ces clubs ont mis sur pied des missions armées, les patriotes provençaux s’étant largement mobilisés contre Toulon livré aux Anglais. Ils ont levé des dons patriotiques et des opération logistiques en soutien aux armées régulières[17]. Le mouvement populaire mena un combat acharné contre l’Eglise avant de déclencher la « défanatisation ».
 

            Si la Constitution civile du clergé fut un processus parlementaire venu « du haut », tout comme l’attribution du statut d’électeur et donc de la citoyenneté – moyennant le suffrage censitaire – aux protestants et aux juifs – voilà qui rappelle que contrairement à ce que veut faire croire une certaine gauche qui a trahi son héritage, il existait en France des « minorités religieuses » bien avant la présence de l’islam –, actons que les réformes religieuses ou la suppression de la dîme étaient des revendications largement partagées. Par ailleurs, des historiens comme Timothy Tackett ont relevé que l’anticléricalisme de la société française préexistait à la Révolution[18]. Et celui-ci est intrinsèque à la profession de foi civique des Antipolitiques d’Aix. Bien que déistes à l’établissement de leur cercle, ils se montrent hostiles à la prégnance du religieux dans la vie civile et fustigent ce qu’ils appellent « la religion extérieure », contraire à « la vraie religion », qu’ils définissent comme les devoirs civiques[19]. Ce rapport ambivalent était défini à l’occasion de l’ouverture du club, le 1er novembre 1790 : « Cette vraie religion ne réside que dans vos cœurs et ne demande à vos esprits et à vos consciences que des actes vrais, justes et utiles à la Patrie. Aucune religion extérieure n’a aucun empire à former contre vous[20]. »  Voilà pour rappeler que la liberté de conscience est la liberté de penser sans croire, et non celle de croire ou de ne pas croire, en somme, la liberté de conscience n’est pas la liberté de culte…

            Les clubistes aixois, parmi les meneurs du mouvement populaire en Provence, respectent la liberté de culte, défendent la Constitution civile du clergé, mais sont fer de lance contre le fanatisme et arment les consciences en tenant, dès leur établissement, un discours ouvertement anticlérical et très critique à l’encontre de la religion, des conceptions religieuses :

« Quoi ! Avoir vécu depuis le premier moment de votre naissance jusqu’à présent sous l’impulsion du fanatisme, sous laquelle vos prétendus inspirés vous ont retenus, et sous les chaînes très pesantes dont vos despotes ministériels vous accablaient, serait-ce bien vous féliciter des longs jours de votre vie ? L’homme ne vit véritablement qu’en homme libre, et ne goûte aucun plaisir vrai sur la Terre, si la liberté ne[le ?] lui départ[21] ? »

            Ici, on attaque frontalement la nature politique de la religion et la façon dont elle enferme le citoyen, le privant selon les clubistes des moyens de se libérer du despotisme. 

            Cet exemple est intéressant car les Antipolitiques sont pour grande partie des paysans[22], ce qui participe à démontrer que le rejet ou l’adhésion à la religion n’est pas aussi simpliste que l’opposition ruraux/urbains. Tandis qu’Aix était traumatisée par les événements du 12 au 14 décembre 1790 qui s’étaient soldés par le lynchage de Pascalis notamment – les gardes nationaux de Marseille étaient montés –, les Antipolitiques avaient pétitionné « […] d’ordonner aux curés de la ville l’interdiction de la messe de minuit, attendu les fâcheuses circonstances et d’en faire la publication par la ville[23]. » Le 23 novembre, ils avaient déjà été jusqu’à avertir que depuis la Déclaration des Droits de l’Homme, ils ne toléreraient pas « […] dans Aix tous les croyants au pape[24] […] ». Cette défiance, voire cette hostilité à l’encontre de la religion, nous la constatons chez les patriotes ailleurs dans le pays. Rappelons préalablement que la Révolution française avait essayé la réforme de la religion et des institutions catholiques, mais la religion devint le ciment de la Contre-Révolution. Aussi, le refus du serment civique de la moitié des ecclésiastiques et plus encore la condamnation par le Pape de la Constitution civile du clergé et de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen[25] radicalisa la position des Français qui faisaient la Révolution. Les clubs politiques du pays exigent des mesures fermes contre le clergé « non jureur » – ou réfractaire.

            Recentrons-nous sur la Provence ; les Antipolitiques ne comprennant pas que l’on permît au culte réfractaire d’exister à côté du culte constitutionnel[26], pis, que l’on pût financer de facto la Contre-Révolution, dénoncent à l’Assemblée nationale et à tous les clubs, le 10 août 1791[27], « […] pour que les prêtres réfractaires n’aient plus aucune pension de l’État[28]. » Le 30 mai 1792, ils pétitionnent à la municipalité d’Aix pour qu’elle exigeât du supérieur de l’Oratoire qu’il prête son serment ou qu’elle l’expulse de la maison de l’Oratoire[29].

            La fin de l’année 1791 voit les tensions s’exacerber et l’Assemblée législative finit par prendre en novembre un décret contre les émigrés, mais le roi Louis XVI y oppose son veto en juin 1792, ce qui provoque à Paris une journée insurrectionnelle. Louis XVI est contraint de porter le bonnet phrygien mais ne cède pas… 


            L’entrée en République durcit les prises de position, à tel point que se pose ouvertement la question de la compatibilité du catholicisme avec le nouveau régime – intéressant car aujourd’hui, poser cette question relativement à l’islam vous vaut immédiatement les qualificatifs de « fasciste » ou de « militant d’extrême-droite »… A Aix, la volonté des clubistes d’ébranler l’église catholique assimilée à la Contre-Révolution justifie leur détermination à abattre tout élément qui tend peu ou prou à symboliser un ordre religieux. Ainsi, en décembre 1792, la société « délibère qu’il sera fait pétition à la municipalité afin que l’ancienne croix de Malte qui existe au cloché de l’église St-Jean [qui] soit ôtée sur le champ[30]. »

Deux mois auparavant, ils attaquaient frontalement et pétitionnaient à la « municipalité afin qu’elle fasse une proclamation qui ordonne que les prêtres ne paraissent plus en public en soutane[31] ».

            Cette revendication n’est pas une spécificité aixoise ni à proprement parler anticléricale. Les Antipolitiques voulaient contraindre les prêtres à intégrer le corps des citoyens sans qu’ils n’affichent de signe et donc de statut distinctifs, mais cette mesure s’insérait bien dans un contexte général d’ébranlement de la religion elle-même.


            La Provence est une illustration de ces tensions, parfois au sein même du mouvement populaire, la société de Meyrargues étant emportée par un curé contre-révolutionnaire[32].


            De manière générale, on observe une hostilité grandissante des clubs à l’encontre des ecclésiastiques, alimentés par les « curés rouges » eux-mêmes ! A titre d’exemple, les Antipolitiques décidaient le 20 janvier 1793 que plus aucun prêtre ne serait reçu dans la société[33] – elle en comptait alors trois – et ils pétitionnaient même à la municipalité en mars relativement à l’interdiction aux prêtres fonctionnaires du culte d’occuper d’autres places que celle de la paroisse « attendu que leurs occupations spirituelles sont incompatibles avec les temporelles[34] ».

            Cette dynamique coexiste avec les lois de laïcisation de la nation et de l’État – mariage civil et divorce par consentement mutuel en septembre 1792, ou encore l’adoption du calendrier républicain le 5 octobre 1793. Elle se confronte également, dans de nombreuses régions, à des mouvements qui restent attachés à la religion. En Vendée, les gens du peuple réclament « le retour de nos bons prêtres ». 

            La déchristianisation de l’an II demeure une impulsion « du bas », bien que des représentants – de la Convention – en mission y aient participé – par exemple Fouché et Collot D’Herbois à Lyon. Nombre de députés s’y opposent, au premier rang desquels Robespierre. Les Cordeliers de Paris qui, selon Jacques Guilhaumou, ont une position hégémonique au sein du réseau jacobin en 1793 et une grande influence dans le Midi[35], sont le fer de lance de cette dynamique. Souvent spectaculaire, voire franchement violente, elle prend aussi des allures de mascarades, de transformation des lieux de culte en temples de la raison – à Aix, c’est le cas de la cathédrale Saint-Sauveur[36]. A la suite d’une lettre du conventionnel Albitte, les Antipolitiques se félicitent que « […] des hommes dont le métier a été jusqu’à présent d’être prêtre », l’aient « enfin abdiqué[37] ».

Dans la foulée de cette délibération, les Antipolitiques proclamaient la chute des cultes en même temps qu’ils revendiquaient la filiation de la Révolution et de la France « laïcisée » aux Lumières de la philosophie. En effet, lors de la séance du 11 germinal an II (31 mars 1794), « un membre, au nom du comité, annonce à la société que les prêtres qui étaient encore dans cette Commune ont abdiqué leurs fonctions et que la raison et la philosophie ont renversé tous les cultes[38] » ; effectivement, il ne s’agissait pas seulement d’envisager le seul catholicisme comme obstacle à la raison et aux progrès de la Révolution portés par une République que les clubistes voulaient complètement laïcisées, puisqu’ils se félicitaient également que « les citoyens attachés au culte israélite » avaient fait d’eux-mêmes l’abandon, je suppose des fonctions de rabbins.

            Une situation qui conforte l’analyse de l’historien Paul Chopelin, lequel préfère évoquer la « défanatisation » de l’an II, puisque le christianisme n’est pas seul visé[39].


            Pour les protagonistes du mouvements populaires, s’attaquer, dans le contexte des offensives violentes de la Contre-Révolution, à la religion, est un préalable au règne de la liberté et de l’égalité. Les mesures économiques sont un outil pour atteindre cette finalité.

 
            Les revendications dans le pays en matière économique et sociale n’étaient pas de simples déclarations de principes. Les clubs, les paysans, mus par la nécessité du quotidien et la question des prix des grains et du pain, firent nombre de propositions et se mobilisèrent dans moults insurrections ! Les patriotes combattent donc aussi pour « le droit à l’existence », et chargent ce qu’ils appellent les « accapareurs », ainsi que les spéculateurs.
            Les Antipolitiques d’Aix, le 13 novembre 1790, prennent fait et cause pour les habitants de Meyrargues[40]. Le blé retenu par l’avocat Salier avait provoqué une insurrection et suite à l’envoi des troupes du Lyonnais stationné à Aix, les Antipolitiques craignaient des représailles également sur Aix[41]. Cela pour signifier que les autorités dites « modérées » le sont rarement lorsqu’il s’agit de mater dans le sang des émeutes de la faim… Les révolutionnaires gagnés à l’idée d’un régime qui établît l’égalité était nourri à la pensée de Montesquieu, qui avait, peut-être même sans qu’ils ne le sussent, diffuser jusque dans les sociétés populaires. Le philosophe avait écrit dans L’Esprit des Lois :

« Quelques aumônes que l’on fait à l’homme nu dans les rues ne remplissent pas les obligations de l’État, qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne nuise pas à la santé[42]. »

            Est-il nécessaire de préciser que Montesquieu n’est pas un penseur « communiste » avant la lettre, mais un intellectuel « libéral » ? Dans cette idée de régulation économique et des obligations des autorités légales, les Antipolitiques d’Aix délibéraient le 17 février 1791 qu’il était d’intérêt public que le pain soit à meilleur marché, dans la mesure où le blé était lui-même à meilleur compte – « moins de 5 livres par charge pendant le temps qu’il a été fixé au prix actuel[43] ». En termes clairs, : des boulangers ont profité de la baisse du prix du blé pour effectuer des marges importantes sur le pain, plus que la raison ne pût l’admettre. La décision des Antipolitiques est sans appel : ils pétitionnent à la municipalité.
Néanmoins, les Antipolitiques, société populaire que nous qualifierions aujourd’hui de gauche radicale, voire d’extrême-gauche, n’étaient pas non-plus opposés à la liberté de commerce. Ainsi, un mois plus tard, la société rappelait :

« L’Homme doit être libre et surtout d’après la Déclaration des Droits l’Homme[44], fort surprise de l’empêchement que mettent MM. les officiers municipaux envers un manganier de cette ville […] qui vend du pain bis avec la fleur meilleur que celui des autres, et au prix non exorbitant de 2 sols 6 deniers la livre, a délibéré que pétition fût faite à la municipalité pour la prier instamment de laisser une entière liberté à ce manganier, plein pouvoir de vendre et d’acheter à un prix raisonnable[45] […] ».

            Ils entendaient que l’économie fût au service de la société, non entravée mais régulée, et non au service d’intérêts spéculatifs.
 
            La municipalité, nourrie à l’école physiocratique, se refusa à imposer toute forme de régulation, et malgré les entraves à la libre circulation du blé en provenance d’Afrique via Marseille – deux sollicitations des Antipolitiques aux Jacobins de la cité phocéenne les 1er et 3 août 1792[46]
            A Paris, le prêtre Jacques Roux, du club des Cordeliers, demande en janvier 1792 la peine de mort contre les « accapareurs de comestibles » et la vente des denrées dans des magasins publics[47]. Il ne serait pas suivi, Robespierre et même Marat, dont il fut longtemps proche, l’attaquant. Relativement à la question de la violence des revendications, il convient de rappeler qu’elles existent du côté opposé et sont même décrétées.

            Ainsi, les amis de Michel Onfray, pardon, les Girondins, font ouvrir le feu sur les paysans de la Beauce, en novembre 1792, lors d’émeutes de la faim. Le 8 novembre 1792, ils font voter la peine de mort contre ceux qui, dans les départements, réclameraient la régulation des prix du grain, enfin, la peine de mort, au printemps 1793, contre ceux qui réclameraient la loi agraire[48]

            Nonobstant, l’éviction de la Gironde le 2 juin 1793 et la nécessité pour la Montagne de maintenir le lien avec le mouvement populaire permirent enfin, fin septembre 1793, l’adoption du [second] décret du Maximum des prix sur les produits de première nécessité parmi lesquels la viande, le poisson ou encore le beurre, mais aussi les chaussures, le savon, ... Cette loi et surtout son application sont une illustration que l’échelon et le pouvoir locaux ne sont pas, loin s’en faut, une garantie ni de contrôle populaire, ni de démocratie. Effectivement et pour exemple, tandis que les Antipolitiques d’Aix ouvrent une discussion sur cette loi le 28 brumaire an II (18 novembre 1793) [49] et consacrent des séances à la fixation de ces prix les 15 octobre[50]  et 21 frimaire (11 décembre 1793) [51], ils en sont encore à faire une pétition à la municipalité le 23 floréal an II (12 mai 1794) avec menace de faire exécuter eux-mêmes la loi et d’en informer la Convention nationale[52].

Comme partout ou presque ailleurs dans le pays, les élus et les notables locaux sont un frein à l’exécution de lois démocratiques et sociales et les protagonistes du mouvement populaire en appellent au secours et à la coercition du pouvoir central ou à ses représentants en mission, ainsi dans les Bouches-du-Rhône à Maignet[53]. En août 1793, les représentants Collot D’Herbois et Isoré font appliquer dans l’Oise et l’Aisne le premier Maximum de mai, pour que les denrées soient « à un prix proportionnel à la valeur de la journée de travail[54]. »

            Néanmoins, notons que la municipalité d’Aix ne s’était pas laissée désarçonner face à l’attaque du club dont elle était à ce moment-là d’ailleurs issue, et renvoya même les Antipolitiques à leurs responsabilités, rétorquant au printemps 1794 que certains membres, eux-mêmes commerçants, ne se pliaient pas à la loi[55]. Le scandale était trop grand, le délit trop grave, et les clubistes prirent la décision d’exclure de leur sein les spéculateurs[56].
            Les clubs politiques imaginent, dans les départements, des systèmes de perception de l’impôt au profit des nécessiteux, et en sus d’opérations de bienfaisance[57]. A Aix, dès décembre 1790, les Antipolitiques évoquent le secours qui pourrait être apporté « […] aux pauvres de la ville par les travaux qui leur procureraient une imposition de 5% par les citoyens qui jouissent de plus 4000 livres de rente, 10 % par les émigrants[58]. » Ce type de « taxes forcées » vaudrait à bien des patriotes, y compris à l’Assemblée, les accusations de démagogues ou de populistes, pardon, il s’agit-là d’un vocable contemporain, je voulais écrire de « partisans de l’ ’anarchie’ », ou encore « niveleurs[59] ». Qu’importe si certaines de ces taxes furent instaurées en soutien aux volontaires qui « volaient aux frontières au secours de la patrie[60] ».
            Le mouvement populaire s’était pleinement investi dans des politiques, au moins souhaitées, de régulation voire de dirigisme économique, mais cela n’était pas une finalité. Il s’agissait d’outils efficaces pouvant permettre de répondre aux exigences immédiates du quotidien et d’assurer le droit à l’existence, et de participer au bonheur commun des citoyens, que par ailleurs il fallait instruire.

 
            Tous les révolutionnaires, du plus humble citoyen au député le plus en vue, avaient conscience que l’instruction, oserais-je écrire la capacité à raisonner grâce à la possession d’un savoir solidement établi, était une donnée fondamentale dans l’exercice du pouvoir. Cette question précise put même justifier que l’on permît ou non au peuple d’exercer, au moins pour partie, le pouvoir. Ainsi, le 24 octobre 1792 à la Convention nationale, le député républicain de la première heure et chef de file des Girondins Jacques-Pierre Brissot s’en prit véhément à ceux qu’il appelait les « désorganisateurs », présentés comme ceux « […] qui veulent que l'ouvrier du camp reçoive l'indemnité du législateur, qui veulent niveler même les talents, les connaissances, les vertus, parce qu'ils n'ont rien de tout cela ! », et d’ajouter :

« […] Le peuple est fait pour servir la Révolution, mais quand elle est faite, il doit rentrer chez lui et laisser à ceux qui ont plus d'esprit la peine de le diriger. » Une conception très voltairienne soit dit en passant[61]

            Situation anticipée à Aix par les Antipolitiques dès leur établissement. Effectivement, tandis que l’instruction passait par l’apprentissage des savoirs fondamentaux, ils soulignaient, le 13 novembre 1790, la nécessité de savoir lire et écrire afin de mener à bien l’exercice démocratique – l’occasion de rappeler que l’Homme entre dans l’Histoire lorsqu’il invente l’écriture. Aussi, ils avaient défendu et exigé des politiques ambitieuses d’instruction publique, estimant que « l’individu honnête et instruit de quelque état qu’il soit pourra participer à toutes les charges[62] ».
            Des députés investissent le champ de l’instruction. Le plus cité est probablement celui de l’auteur de L’Esquisse d’un tableau historique des progrès humain, Nicolas de Condorcet, lequel propose dès la Législative la création d’une école dont Elisabeth G. Sledziewski écrit qu’elle a déjà tous les fondamentaux de la républicaine : « droit à l’instruction, nécessité sociale d’un savoir de masse, formation par degré[63] ». Le texte ne serait pas statué, mais d’autres députés avancent des propositions audacieuses, ainsi Louis-Michel Lepeltier de Saint-Fargeau, inspiré par la Sparte antique. Son Plan d’éducation publique et nationale propose d’établir une école primaire gratuite, obligatoire, pour les garçons et les filles[64].

Un autre conventionnel, membre du comité d’instruction, Gilbert Romme, proposa le 20 décembre 1792 un grand rapport, nous dit Jean-René Suratteau, afin d’établir « une instruction égale pour tous et insista non seulement sur la nécessité d’un enseignement obligatoire et gratuit mais aussi sur celle d’une ‘éducation nationale[65]’. » L’occasion de noter que les deux termes, « instruction » et « éducation », co-existent et se complètent[66].
 
            Revenons à Aix, au cours d’une séance des Antipolitiques, durant l’an II. On se saisit du problème de l’instruction frontalement ; effectivement, le 4 prairial (23 mai 1794), « un membre propose et la société délibère de nommer un commissaire qui apprendra à lire à tous les frères qui le désireront[67] […] ». Dans un club politique populaire, on est passé de la lecture aux membres de la presse et des papiers publics à l’apprentissage de la lecture. La maîtrise de cette connaissance[68] – ce n’est pas une compétence[69] – est à ce point fondamentale qu’un mois plus tard, « après une longue discussion », on retirait à deux commissaires une mission sur « les cautions de la réquisition des prairies du district » car « ils ne savaient pas écrire[70] » ! Voilà qui doit nous inviter à réfléchir à l’heure où un pédagogisme que je juge délétère a sabré, au sein même de l’École de la République française, la transmission des savoirs.
 
 
            Concluons. La souveraineté, supere, est l’autorité suprême, l’exercice de l’autorité suprême. Nous avons là l’enjeu central des mouvements politiques aujourd’hui qui se définissent comme « souverainistes ». Le terme est à rejeter. Pas simplement parce qu’il est teinté d’une dimension péjorative – vous me direz comme autrefois « Jacobins » –, mais parce qu’il ne permet pas de prendre pleinement la mesure de la finalité, être souverain. Les militants des mouvements dits « souverainistes » ne sont pas « souverainistes », mais patriotes !
            Lorsque l’on combat pour la souveraineté du peuple, ou la souveraineté populaire, on est au cœur de la démocratie. Je n’ai pas écrit « État de droit » – il préexistait à la démocratie –, mais bien « démocratie ». Nous connaissons tous l’étymologie demos, « le peuple », kratos, « le pouvoir ». Le pouvoir du peuple peut être complètement « délégué » à des représentants, sans contrôle, tandis que les militants des clubs révolutionnaires avaient parfaitement saisi qu’il fallait compter avec kraiten, le commandement. Qui commande ?

En d’autres termes, je pense qu’il faut s’attacher à la définition de démocratie non simplement comme « le pouvoir du peuple », définition vague et insuffisante, mais comme « le commandement du peuple ». Je ferai remarquer que nombre d’élites médiatiques ou de personnalités politiques, en plein délires sociétaux, se définissent comme « progressistes », non comme « démocrates »…

            Le peuple, c’est aussi laos, à rapprocher de laicus, qui donne « laïque », « laïcité ». Point de démocratie possible ni encore point de république égalitaire ou sociale là où la religion exerce quelque empire sur les consciences – la liberté de culte ou religieuse n’est pas la liberté de conscience –, point de démocratie possible ni encore point de république égalitaire ou sociale là où des autorités cléricales ou assimilées exercent quelque influence – voir aujourd’hui des personnalités de gauche et d’extrême-gauche s’allier à des imams conservateurs ou intégristes est risible. Convient-il de rajouter que l’on ne connaît pas beaucoup de « républiques islamiques socialistes » ou combattant farouchement le capitalisme néo-libéral… 
            Néanmoins, nous devons comprendre que pour réaliser cette souveraineté populaire et donc la démocratie, il est nécessaire de remplir des exigences préalables, au premier rang desquelles instruire le peuple, instruire les citoyens, dont Montesquieu rappelait qu’ils étaient à la fois le monarque et le sujet. Cette nécessité d’instruire le peuple pour établir un régime démocratique n’est pas neuve, certes, mais elle reste sublimement moderne. Dans son Plan d’une université ou d’une éducation publique dans toutes les sciences (1775) à l’adresse de Catherine II de Russie, Diderot écrivait : « Une université est une école dont la porte est indistinctement ouverte à tous les enfants d’une nation […] Je dis indistinctement, parce qu’il serait aussi cruel qu’absurde de condamner à l’ignorance les conditions subalternes de la société. Dans toutes, il est des connaissances dont on ne saurait être privé sans conséquence. Le nombre des chaumières et des autres édifices particuliers étant à celui des palais dans le rapport de dix mille à un, il y a dix mille à parier contre un que le génie, les talents et la vertu sortiront plutôt d’une chaumière que d’un palais. »

Et il ajoutait « Instruire une nation, c’est la civiliser. Y éteindre les connaissances, c’est la ramener à l’état primitif de barbarie. » Je vous laisse apprécier la réflexion à l’aune de notre propre contemporanéité…

            L’occasion de rappeler que la nation c’est le peuple, l’assemblée des citoyens réunie dans une communauté de destin, l’occasion de rappeler en quoi le « localisme » est une impasse, la garantie de l’installation de petits seigneurs locaux, constat que firent les protagonistes populaires pendant la Révolution et qui les mena à combattre pour l’unité et l’indivisibilité qui, j’insiste, n’étaient pas des doléances exprimées en 1788-1789. En somme, j’avance que la « décentralisation à tout prix », c’est le retour à la féodalité.
            Enfin, les révolutionnaires même les plus humbles avaient intégré cette idée que la démocratie n’était pas l’absence de verticalité, et que tout n’était pas affaire d’horizontalité. D’ailleurs, dans les clubs politiques, dans les assemblées populaires, on remarque des « courants », des « rapports de force », et ils sont animés par des meneurs ! Et qui sont-ils généralement ?! Précisément ceux qui ont de l’instruction. Ainsi, tandis que pendant deux ans, le club jacobin de Marseille reste, selon Michel Vovelle, un « club élitiste[71] », les Antipolitiques d’Aix sont issus de milieux beaucoup plus modestes. Néanmoins les 100 premiers d’entre-eux demeuraient des citoyens actifs, de cette « portion haute » du monde du travail, qui nous rappelle que la petite bourgeoisie, celle qui avait une instruction minimale, conservait la tête de la société populaire, à l’instar du schéma cordelier :

« Les bourgeois, écrit Mathiez, les gens aisés, gardent cependant sur le club une influence prépondérante. C'était fatal en un temps où ils étaient seuls en possession de l'instruction[72]. »
 
 
Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia
Doctorant en histoire moderne
Co-directeur de rédaction des Cordeliers et de Roma Invicta
 
 

[1] Jean Boutier, Philippe Boutry, Serge Bonin, Atlas de la Révolution française, volume 6, Les sociétés politiques, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1992, Ch. 2., « La constitution d’un réseau », « L’implantation des sociétés, de 1789 à l’an II », p. 34. 
[2] Albert Mathiez, Le Club des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre du Champs-de-Mars. Nouveaux documents inédits, publiés avec des éclaircissements et des notes, Paris, Librairie ancienne Honoré Champion, 1913.
[3] BM Aix-en-Provence, Aff. 1790.09.27 : Discours prononcé par M. Pascalis avocat, ancien assesseur, à l'audience de la chambre des vacations du Parlement de Provence le 27 septembre 1790, p. 2.
[4] BM Aix-en-Provence, Aff. 1790.10.12, 2 : Protestation des hommes de loi, membres de la Société des amis de Constitution, séante à Aix. Contre le discours anti-constitutionnel du sieur Pascalis, prononcé pardevant la chambre des vacations...assisté des sieurs Dubreuil cadet, Alphéran, Guieu...
[5] AD Bouches-du-Rhône, L 2025 : Cercle des Antipolitiques établi dans la ville d’Aix le 1er novembre 1790, Discours des associés à la Municipalité pour l’érection de leur Cercle, p. 1.
[6]Ibid., pp. 4-5. C’est nous qui mettons en italique. Les causidiques renvoient aux avocats, donc aux… Jacobins aixois !
[7] Michel Vovelle (dir.), Histoire d'Aix-en-Provence, op. cit., Entre Révolution et Contre-Révolution, p. 235. Voir aussi Michel Vovelle, Le Parlement de Provence, 1501-1790, La mort du Parlement d’Aix, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2002, pp. 191-208.
[8] AD Bouches-du-Rhône, L 2026 : Procès-verbal de délibérations du 3 décembre 1791, p.30.
[9] AD Bouches-du-Rhône, L 2026 : Procès-verbal de délibérations du 3 décembre 1791, p.30.
[10] Albert Mathiez, Le Club des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre du Champs-de-Mars, Nouveaux documents inédits, publiés avec des éclaircissements et des notes, op. cit.
[11] Voir infra.
[12] Voir Hervé Leuwers, Robespierre, Paris, Fayard, 2014.
[13] Voir Face-à-face entre deux lectures historiques de la Révolution française, débat entre Pierre Serna et Patrice Gueniffey, organisé par le journal L’Humanité.
[14] Les archives de la Révolution française ; 6.2.2699 : Adresse des citoyens de la ville de Caen, département du Calvados, à l'Assemblée nationale ; Au roi : adresse des citoyens de la ville de Caen, département du Calvados ([Reprod.]), 28 décembre 1791, pp. 1-2. Voir supra.
[15] AM Aix-en-Provence, Aff. 1792, 2 : Adresse des citoyens actifs, connus dans la ville d’Aix, sous le nom des frères anti-politiques, portant adhésion solennelle de leurs frères de Caen, à l’Assemblée nationale [suivie de] Adhésion des Amis de la Constitution de cette ville, Adresse Des même Citoyens, portant adhésion solennelle à l’Adresse de leurs Freres de Caen, au Roi des François, 1er février 1792, p. 2.
[16] BM Aix-en-Provence, Aff. 1792, 2 : Adresse des citoyens actifs, connus dans la ville d’Aix, sous le nom des frères anti-politiques, portant adhésion solennelle de leurs frères de Caen, à l’Assemblée nationale [suivie de] Adhésion des Amis de la Constitution de cette ville, pp. 2-3.
[17] Fond patrimonial de la bibliothèque municipale Méjanes, Aix en Provence, Aff 1793 – 05 – 29, Compte rendu Par la Société Populaire Antipolitique Républicaine d’Aix à ses Concitoyens, P R O VE NA N T d'une Souscription libre & volontaire qui fut ouverte dans le mois de Février dernier, pour l'achat de Bas & de Souliers envoyés à nos Frères d'armes de l'Armée du Midi.
[18] Timothy Tackett, La Révolution, l’Église, la France. Le serment de 1791, op. cit., Chapitre Premier, Le serment et la Révolution française, Le contexte, p. 26. L’historien évoque un « anticléricalisme institutionnel et viscéral ».
[19] Voir Chapitre I Les Antipolitiques, de leur naissance à la chute de la monarchie, 2) Novembre 1790 : L’institution d’un cercle populaire et démocratique, C - La « religion civique » des Antipolitiques.
[20] AD Bouches-du-Rhône, L 2025 : Cercle des Antipolitiques établi dans la ville d’Aix le 1er novembre 1790, Discours lu à l’honorable Assemblée des Antipolitiques, pp. 2-3.
[21] AD Bouches-du-Rhône, L 2025 : Cercle des Antipolitiques établi dans la ville d’Aix le 1er novembre 1790. Discours lu à l’honorable Assemblée des Antipolitiques, le 1er novembre 1790, p.2.
[22] Voir supra.
[23] AD Bouches-du-Rhône, L 2026 : Procès-verbal de délibérations de décembre 1790, jour illisible, p. 40.
[24] AD Bouches-du-Rhône, L 2026 : Procès-verbal de délibérations du 23 novembre 1790, p. 28.
[25] Michel Biard, Pascal Dupuy, La Révolution française. 1787-1804, Paris, Armand Colin, 3ème édition, Chapitre 9, « Religion et Révolution », « Le schisme », p.182.
[26] Albert Mathiez écrit : « Quelques semaines plus tard [après le 11 avril 1791], la Constituante, par son décret du 7 mai 1791, étendit à toute la France la tolérance accordée aux dissidents parisiens. […] Comment lutteraient-ils [les prêtres constitutionnels] contre leurs concurrents, dans cette moitié de France qui leur échappait déjà, si l’autorité publique maintenant se déclarait neutre après les avoir compromis ? », Albert Mathiez, La Révolution française, La chute de la royauté, La Gironde et la Montagne, La Terreur, 3ème édition, Bartillat, 2012 – pour la présente édition –, « La chute de la royauté », Chapitre 9, La question religieuse, p. 156.
[27] ADBR, L 2026 : Procès-verbal de délibérations du 10 août 1791, p . 122.
[28] Albert Mathiez précise : « Elle [l’Assemblée constituante] accorda aux curés destitués une pension de 500 livres. », Albert Mathiez, La Révolution française, La chute de la royauté, La Gironde et la Montagne, La Terreur, « La chute de la royauté », Chapitre 9, La question religieuse, p. 154.
[29] AD Bouches-du-Rhône, L 2027 : Procès-verbal de délibérations du 30 mai 1792, p. 15.
[30] AD Bouches-du-Rhône, L 2028 : procès-verbal de délibérations du 30 décembre 1792, p. 27.
[31] AD Bouches-du-Rhône, L 2027 : procès-verbal de délibérations du 5 octobre 1792, p. 66.
[32]AD Bouches-du-Rhône, L 2028 : procès-verbal de délibérations du 21 janvier 1793, séance extraordinaire à 3 heures de l’après-midi, p. 40.
[33] AD Bouches-du-Rhône, L 2028 : procès-verbal de délibération du 20 janvier 1793, p. 39. Ils demandaient même à ce qu’ils ne soient plus reçus « dans aucune société populaire », p. 38.
[34] AD Bouches-du-Rhône, L 2028 : procès-verbal de délibérations du 17 mars 1793, séance extraordinaire à dix heures du matin, p. 88.
[35] Jacques Guilhaumou In, Albert Soboul (Dir.) Dictionnaire historique de la Révolution française, op. cit., entrée Cordeliers (Club des), p. 294.
[36] AD Bouches-du-Rhône, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 11 germinal an II (31 mars 1794), où l’on indique « […] que depuis très longtemps, notre commune a donné le grand exemple aux communes voisines de l’établissement du temple de la raison »,  p. 25 / 128.
[37] AD Bouches-du-Rhône, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 11 germinal an II (31 mars 1794), p. 25 / 128.
[38] Ibid.
[39] Robespierre, l’Incorruptible, « tyran » ou « héros » de la Révolution ? », Débat avec Paul Chopelin, maître de conférences en Histoire moderne, Univ. Jean Moulin-Lyon III, et Hervé Leuwers, professeur d’Histoire moderne Univ. De Lille, animé par Gilles Candar, président de la Société d’études jaurésiennes, samedi 25 mai 2024.
[40] AD Bouches-du-Rhône, L 2026 : Procès-verbal de délibérations du 13 novembre 1790.
[41] Ibid., lettre adressée au major du lyonnais : « Si c’est à une pareille réquisition que vous vous prêtez, c’est bien fait, mais épargnez autant que vous le pourrez le sang des Meyrargens parce que les habitants de divers villages qui sont tous robustes, forts et très prompts peuvent se lier ensemble pour venir tomber sur notre ville. »
[42] Montesquieu, L’Esprit des Lois, (1757) Paris, 1951, Gallimard, La Pléiade, XXIII-29, p. 712. Rapporté par Florence Gauthier dans son entretien avec Vincent Ortiz, Le vent se lève, 3 septembre 2017.
[43] AD Bouches-du-Rhône, L 2026 : Procès-verbal de délibérations du 17 février 1791.
[44] Rappelons que la Déclaration de 1789, « compromis libéral », pose dans son article deux la préservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme, aux premiers rangs desquels on plaça la liberté et la propriété.
[45] AD Bouches-du-Rhône, L 2026 : Procès-verbal de délibérations du 11 mars 1791.
[46] AD Bouches-du-Rhône, L 2027 : Procès-verbaux de délibérations des 1er et 3 août 1792.
[47] Roland Gotlib In, Albert Soboul (Dir.) Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, Quadrige, PUF, 3ème tirage, 2014, entrée Jacques Roux, p. 938.
[48] Jean-Jacques Clères In, Albert Soboul (Dir.) Dictionnaire historique de la Révolution française, op. cit., entrée loi agraire, p. 681.
[49] AD Bouches-du-Rhône, L 2028 : Procès-verbal de délibérations du 28 brumaire an II, p. 157.
[50] AD Bouches-du-Rhône, L 2028 : Procès-verbal de délibérations du 15 octobre 1793, pp. 135-136.
[51] AD Bouches-du-Rhône, L 2028 : Procès-verbal de délibérations du 21 frimaire an II, pp. 174-175.
[52] Fond patrimonial de la bibliothèque municipale Méjanes, Aix en Provence, Aff 1794 – 05 – 12, Pétition de la société populaire régénérée des Antipolitiques Montagnards Républicains de la Commune d’Aix, Département des Bouches-du-Rhône.
[53] AD Bouches-du-Rhône, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 25 floréal an II (14 mai 1794), p. 47.
[54] Cité in Françoise Brunel In, Albert Soboul (Dir.) Dictionnaire historique de la Révolution française, op. cit., entrée Collot D’Herbois, p. 248.
[55] AD Bouches-du-Rhône, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 10 floréal an II (29 avril 1794), p. 50/189.
[56] AD Bouches-du-Rhône, L 2031 : procès-verbal de délibérations du 23 floréal an II (12 mai 1794), p. 57/203.
[57] AD Bouches-du-Rhône, L 2027 : Procès-verbal de délibérations du 3 juin 1792. Quête des pauvres assurée tous les dimanches aux Antipolitiques d’Aix.
[58] AD Bouches-du-Rhône, L 2026 : Procès-verbal de délibérations de décembre 1790, le jour n’est pas lisible.
[59] Voir notamment l’Appel à tous les républicains de France de Brissot après son exclusion des Jacobins en octobre 1792.
[60] AD Bouches-du-Rhône, L 2029 : procès-verbal de délibérations du 1er juin 1793, p. 28.
[61] « […] l’esprit d’une nation réside toujours dans le petit nombre, qui fait travailler le grand, est nourri par lui, et le gouverne. » Essai sur les mœurs et l'esprit des nations(1756), chap 155 (Des législateurs qui ont parlé au nom des dieux). Ou encore : « […] il est à propos que le peuple soit guidé et non pas instruit, il n’est pas digne de l’être. » Lettre à M. DAMILAVILLE, 19 mars 1766.
[62] AD Bouches-du-Rhône, L 2026 : Procès-verbal de délibérations du 13 novembre 1790, p, 7.
[63] Elisabeth G. Sledziewski, In, Albert Soboul (Dir.) Dictionnaire historique de la Révolution française, op. cit., entrée Condorcet, p. 276.
[64] Voir Michel Pertué, In, Albert Soboul (Dir.) Dictionnaire historique de la Révolution française, op. cit., entrée Le Peltier de Saint-Fargeau, p. 667.
[65] Jean-René Suratteau, In, Albert Soboul (Dir.) Dictionnaire historique de la Révolution française, op. cit., entrée Gilbert Romme, p. 934.
[66] Instruere, « assembler dans », « munir », « outiller ». Educare, « élever, nourrir », educer, « faire sortir », « élever ».
[67] AD Bouches-du-Rhône, L 2031 : Procès-verbal de délibérations du 4 prairial an II (23 mai 1794), p. 63/215.
[68] Cognoscere, « chercher à savoir », gnôsis, « connaissance ».
[69] Competentia, « proportion », « juste rapport ».
[70] AD Bouches-du-Rhône, L 2031 : Procès-verbal de délibérations du 1er messidor an II (19 juin 1794), p. 84/263.
[71] Michel Vovelle, Les Sans-culottes marseillais, Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme, 1791-1793, Aix en Provence, Publications de L’Université de Provence, 2009, Chapitre V, « Des foules révolutionnaires à l’affrontement des partis », « Sociabilité politique organisée : le Club sous le regard des Américains », pp. 151-152.
[72] Albert Mathiez, Le Club des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre du Champs-de-Mars, Nouveaux documents inédits, publiés avec des éclaircissements et des notes, Librairie ancienne Honoré Champion, Editeur, 1913, Introduction, « Premiers éclaircissements », p. 9.

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia

Jean-Baptiste Chikhi-Budjeia a grandi et vécu dans la banlieue Ouest d'Aix en Provence. Il est engagé dans des réseaux d'éducation populaire depuis une vingtaine d'années. Militant laïque, républicain radical, il réalise actuellement une thèse de Doctorat d'Histoire moderne sur la sociabilité politique pendant Révolution française. Il est également professeur de Karaté-Do et éducateur sportif professionnel.


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